LA FAMILLE
Deux tantes du côté de ma mère, la tante Rosalie
et la tatan Mariou. On appelle cette dernière tatan
; je ne sais pourquoi, parce qu'elle est plus caressante peut-être.
Je vois toujours son grand rire blanc et doux dans son visage
brun : elle est maigre et assez gracieuse, elle est femme.
Ma tante Rosalie, son aînée, est énorme, un
peu voûtée ; elle a l'air d'un chantre ; elle ressemble
au père Jauchard, le boulanger, qui entonne les vêpres
le dimanche et qui commence les cantiques quand on fait le Chemin
de la croix. Elle est l'homme dans son ménage ;
son mari, mon oncle Jean, ne compte pas : il se contente de gratter
une petite verrue qui joue le grain de beauté dans son
visage fripé, tiré, ridé. - J'ai remarqué,
depuis, que beaucoup de paysans ont de ces figures-là,
rusées, vieillottes, pointues ; ils ont du sang de théâtre
ou de cour qui s'est égaré un soir de fête
ou de comédie dans la grange ou l'auberge, ils sentent
le cabotin, le ci-devant, le vieux noble, à travers les
odeurs de l'étable à cochons et du fumier : ratatinés
par leur origine, ils restent gringalets sous les grands soleils.
Le mari de la tatan Mariou, lui, est bien un bouvier ! Un beau
laboureur blond, cinq pieds sept pouces, pas de barbe, mais des
poils qui luisent sur son cou, un cou rond, gras, doré
; il a la peau couleur de paille, avec des yeux comme des bleuets
et des lèvres comme des coquelicots ; il a toujours la
chemise entrouverte, un gilet rayé jaune, et son grand
chapeau à chenille tricolore ne le quitte jamais. J'ai
vu comme cela des dieux des champs dans des paysages de peintres.
Deux tantes du côté de mon père. Ma tante
Mélie est muette, - avec cela bavarde, bavarde !
Ses yeux, son front, ses lèvres, ses mains, ses pieds,
ses nerfs, ses muscles, sa chair, sa peau, tout chez elle remue,
jase, interroge, répond ; elle vous harcèle de questions,
elle demande des répliques ; ses prunelles se dilatent,
s'éteignent ; ses joues se gonflent, se rentrent ; son
nez saute ! elle vous touche ici, là, lentement, brusquement,
pensivement, follement ; il n'y a pas moyen de finir la conversation.
Il faut y être, avoir un signe pour chaque signe, un geste
pour chaque geste, des réparties, du trait, regarder tantôt
dans le ciel, tantôt à la cave, attraper sa pensée
comme on peut, par la tête ou par la queue, en un mot, se
donner tout entier, tandis qu'avec les commères qui ont
une langue, on ne fait que prêter l'oreille : rien n'est
bavard comme un sourd-muet.
Pauvre fille ! elle n'a pas trouvé à se marier.
C'était certain, et elle vit avec peine du produit de son
travail manuel ; non qu'elle manque de rien, à vrai dire,
mais elle est coquette, la tante Amélie !
Il faut entendre son petit grognement, voir son geste, suivre
ses yeux, quand elle essaye une coiffe ou un fichu. Elle a du
goût : elle sait planter une rose au coin de son oreille
morte, et trouver la couleur du ruban qui ira le mieux à
son corsage, près de son coeur qui veut parler...
Grand-tante Agnès.
On l'appelle la " béate ".
Il y a tout un monde de vieilles filles qu'on appelle de ce nom-là.
" M'man, qu'est-ce que ça veut dire, une béate
? "
Ma mère cherche une définition et n'en trouve pas
; elle parle de consécration à la Vierge, de voeux
d'innocence.
" L'innocence. Ma grand-tante Agnès représente
l'innocence ? C'est fait comme cela, l'innocence ! "
Elle a bien soixante-dix ans, et elle doit avoir les cheveux blancs
; je n'en sais rien, personne n'en sait rien, car elle a toujours
un serre-tête noir qui lui colle comme du taffetas sur le
crâne ; elle a, par exemple, la barbe grise, un bouquet
de poils ici, une petite mèche qui frisotte par là,
et de tous côtés des poireaux comme des groseilles,
qui ont l'air de bouillir sur sa figure.
Pour mieux dire, sa tête rappelle, par le haut, à
cause du serre-tête noir, une pomme de terre brûlée
et, par le bas, une pomme de terre germée : j'en ai trouvé
une gonflée, violette, l'autre matin, sous le fourneau,
qui ressemblait à grand-tante Agnès comme deux gouttes
d'eau.
" Voeux d'innocence. "
Ma mère fait si bien, s'explique si mal, que je commence
à croire que c'est malpropre d'être béate,
et qu'il leur manque quelque chose, ou qu'elles ont quelque chose
de trop.
Béate ?
Elles sont quatre " béates " qui demeurent ensemble
- pas toutes avec des poireaux couleur de feu sur une peau couleur
de cendre, comme grand-tante Agnès, qui est coquette, mais
toutes avec un brin de moustache ou un bout de favoris, une noix
de côtelette, et l'inévitable serre-tête, l'emplâtre
noir !
On m'y envoie de temps en temps.
C'est au fond d'une rue déserte, où l'herbe pousse.
Grand-tante Agnès est ma marraine, et elle adore son filleul.
Elle veut me faire son héritier, me laisser ce qu'elle
a, - pas son serre-tête, j'espère.
Il paraît qu'elle garde quelques vieux sous dans un vieux
bas, et quand on parle d'une voisine chez qui l'on a trouvé
un sac d'écus dans le fond d'un pot à beurre, elle
rit dans sa barbe.
Je ne m'amuse pas fort chez elle, en attendant qu'on trouve son
pot à beurre !
Il fait noir dans cette grande pièce, espèce de
grenier soutenu par des poutres qui ont l'air en vieux bouchon,
tant elles sont piquées et moisies !
La fenêtre donne sur une cour, d'où monte une odeur
de boue cuite.
Il n'y a que les rideaux de lit qui me plaisent, - ils suffisent
à me distraire ; on y voit des bonshommes, des chiens,
des arbres, un cochon ; ils sont peints en violet sur l'étoffe,
c'est le même sujet répété cent fois.
Mais je m'amuse à les regarder de tous les côtés,
et je vois surtout toutes sortes de choses dans les rideaux de
ma grand-tante, quand je mets ma tête entre mes jambes pour
les regarder.
La chasse - c'est le sujet - me paraît de toutes les couleurs.
Je crois bien ! Le sang me descend à la figure ; j'ai le
cerveau comme un fond de barrique : c'est l'apoplexie ! Je suis
forcé de retirer ma tête par les cheveux pour me
relever, et de la replacer droit comme une bouteille en vidange.
On fait des prières à tout bout de champ : Amen
! Amen ! avant la rave et après l'oeuf.
Les raves sont le fond du dîner qu'on m'offre quand je vais
chez la béate ; on m'en donne une crue et une cuite.
Je racle la crue, qui semble mousser sous le couteau, et a sur
la langue un goût de noisette et un froid de neige.
Je mords avec moins de plaisir dans celle qui est cuite au feu
de la chaufferette que la tante tient toujours entre les jambes,
et qui est le meuble indispensable des béates. - Huit jambes
de béates : quatre chaufferettes - qui servent de boîte
à fil en été, et dont elles tournent la braise
avec leur clef en hiver.
Il y a de temps en temps un oeuf.
On tire cet oeuf d'un sac, comme un numéro de loterie et
on le met à la coque, le malheureux ! C'est un véritable
crime, un coquicide, car il y a toujours un petit poulet
dedans.
Je mange ce foetus avec reconnaissance, car on m'a dit que tout
le monde n'en mange pas, que j'ai le bénéfice d'une
rareté, mais sans entrain, car je n'aime pas l'avorton
en mouillettes et le poulet à la petite cuiller.
En hiver, les béates travaillent à la boule
: elles plantent une chandelle entre quatre globes pleins d'eau,
ce qui donne une lueur blanche, courte et dure, avec des reflets
d'or.
En été, elles portent leurs chaises dans la rue
sur le pas de la porte, et les carreaux vont leur train.
Avec ses bandeaux verts, ses rubans roses, ses épingles
à tête de perle, avec les fils qui semblent des traînées
de bave d'argent sur un bouquet, avec ses airs de corsage riche,
ses fuseaux bavards, le carreau est un petit monde de vie et de
gaieté.
Il faut l'entendre babiller sur les genoux des dentellières,
dans les rues de béates, les jours chauds, au seuil des
maisons muettes. Un tapage de ruche ou de ruisseau, dès
qu'elles sont seulement cinq ou six à travailler, - puis
quand midi sonne, le silence !...
Les doigts s'arrêtent, les lèvres bougent, on dit
la courte prière de l'Angelus. Quand celle qui la dit a
fini, tous répondent mélancoliquement : Amen
! et les carreaux se remettent à bavarder...
Mon oncle Joseph, mon tonton comme je dis, est un paysan
qui s'est fait ouvrier. Il a vingt-cinq ans, et il est fort comme
un boeuf ; il ressemble à un joueur d'orgue ; la peau brune,
de grands yeux, une bouche large, de belles dents ; la barbe très
noire, un buisson de cheveux, un cou de matelot, des mains énormes
toutes couvertes de verrues, - ces fameuses verrues qu'il gratte
pendant la prière !
Il est compagnon du devoir, il a une grande canne avec
de longs rubans, et il m'emmène quelquefois chez la Mère
des menuisiers. On boit, on chante, on fait des tours de force
; il me prend par la ceinture, me jette en l'air, me rattrape
et me jette encore. J'ai plaisir et peur ! puis je grimpe sur
les genoux des compagnons ; je touche à leurs mètres
et à leurs compas, je goûte au vin qui me fait mal,
je me cogne au chef-d'oeuvre, je renverse des planches,
et m'éborgne à leurs grands faux-cols, je m'égratigne
à leurs pendants d'oreilles. Ils ont des pendants d'oreilles.
" Jacques, est-ce que tu t'amuses mieux avec ces " messieurs
de la bachellerie " qu'avec nous ?
- Oh ! mais non ! "
Il appelle " messieurs de la bachellerie " les instituteurs,
professeurs, maîtres de latinage ou de dessin, qui viennent
quelquefois à la maison et qui parlent du collège,
tout le temps ; ce jour-là, on m'ordonne majestueusement
de rester tranquille, on me défend de mettre mes coudes
sur la table, je ne dois pas remuer les jambes, et je mange le
gras de ceux qui ne l'aiment pas ! Je m'ennuie beaucoup avec ces
messieurs de la bachellerie, et je suis si heureux avec les menuisiers
!
Je couche à côté de tonton Joseph, et il ne
s'endort jamais sans m'avoir conté des histoires - il en
sait tout plein, - puis il bat la retraite avec ses mains sur
son ventre. Le matin, il m'apprend à donner des coups de
poing, et il se fait tout petit pour me présenter sa grosse
poitrine à frapper ; j'essaye aussi le coup de pied, et
je tombe presque toujours.
Quand je me fais mal, je ne pleure pas, ma mère viendrait.
Il part le matin et revient le soir.
Comme j'attends après lui ! Je compte les heures quand
il est sur le point de rentrer.
Il m'emporte dans ses bras après la soupe, et il m'emmène
jusqu'à ce qu'on se couche, dans son petit atelier, qu'il
a en bas, où il travaille à son compte, le soir,
en chantant des chansons qui m'amusent, et en me jetant tous les
copeaux par la figure ; c'est moi qui mouche la chandelle, et
il me laisse mettre les doigts dans son vernis.
Il vient quelquefois des camarades le voir et causer avec lui,
les mains dans les poches, l'épaule contre la porte. Ils
me font des amitiés, et mon oncle est tout fier : "
Il en sait déjà long, le gaillard - Jacques, dis-nous
ta fable ! "
Un jour, l'oncle Joseph partit.
Ce fut une triste histoire !
Mme Garnier, la veuve de l'ivrogne qui s'est noyé dans
sa cuve, avait une nièce qu'elle fit venir de Bordeaux,
lors de la catastrophe.
Une grande brune, avec des yeux énormes, des yeux noirs,
tout noirs, et qui brûlent ; elle les fait aller comme je
fais aller dans l'étude un miroir cassé, pour jeter
des éclairs ; ils roulent dans les coins, remontent au
ciel et vous prennent avec eux.
Il paraît que j'en tombai amoureux fou. Je dis " il
paraît", car je ne me souviens que d'une scène
de passion, d'épouvantable jalousie.
Et contre qui ?
Contre l'oncle joseph lui-même, qui avait fait la cour à
Mlle Célina Garnier, s'y était pris, je ne sais
comment, mais avait fini par la demander en mariage et l'épouser.
L'aimait-elle ?
Je ne puis aujourd'hui répondre à cette question
; aujourd'hui que la raison est revenue, que le temps a versé
sa neige sur ces émotions profondes. Mais alors, au moment
où Mlle Célina se maria, j'étais aveuglé
par la passion.
Elle allait être la femme d'un autre ! Elle me refusait,
moi si pur. Je ne savais pas encore la différence qu'il
y avait entre une dame et un monsieur, et je croyais que les enfants
naissaient sous les choux.
Quand j'étais dans un potager, il m'arrivait de regarder
; je me promenais dans les légumes, avec l'idée
que moi aussi je pouvais être père...
Mais tout de même, je tressaillais quand ma tante me tapotait
les joues et me parlait en bordelais. Quand elle me regardait
d'une certaine façon, le coeur me tournait, comme le jour
où, sur le Breuil, j'étais monté dans une
balançoire de foire.
J'étais déjà grand : dix ans. C'est
ce que je lui disais :
" N'épouse pas mon oncle Joseph ! Dans quelque temps,
je serai un homme : attends-moi, jure-moi que tu m'attendras !
C'est pour de rire, n'est-ce pas, la noce d'aujourd'hui ? "
Ce n'était pas pour de rire, du tout ; ils étaient
mariés bel et bien, et ils s'en allèrent tous les
deux.
Je les vis disparaître.
Ma jalousie veillait. J'entendis tourner la clef.
Elle me tordit le coeur, cette clef ! J'écoutai, je fis
le guet. Rien ! rien ! Je sentis que j'étais perdu. Je
rentrai dans la salle du festin, et je bus pour oublier.
Je n'osai plus regarder l'oncle Joseph en face depuis ce temps-là.
Cependant quand il vint nous voir, la veille de son départ
pour Bordeaux, il ne fit aucune allusion à notre rivalité
et me dit adieu avec la tendresse de l'oncle, et non la rancune
du mari !
Il y a aussi ma cousine Apollonie ; on l'appelle la Polonie.
C'est comme ça qu'ils ont baptisé leur fille, ces
paysans !
Chère cousine ! grande et lente, avec des yeux bleu de
pervenche, de longs cheveux châtains, des épaules
de neige ; un cou frais, que coupe de sa noirceur luisante un
velours tenant une croix d'or ; le sourire tendre et la voix traînante,
devenant rose dès qu'elle rit, rouge dès qu'on la
fixe. Je la dévore des yeux quand elle s'habille, - je
ne sais pas pourquoi, - je me sens tout chose en la regardant
retenir avec ses dents et relever sur son épaule ronde
sa chemise qui dégringole, les jours où elle couche
dans notre petite chambre, pour être au marché la
première, avec ses blocs de beurre fermes et blancs comme
les moules de chair qu'elle a sur sa poitrine. On s'arrache le
beurre de la Polonie.
Elle vient quelquefois m'agacer le cou, me menacer les côtes,
de ses doigts longs. Elle rit, me caresse et m'embrasse ; je la
serre en me défendant, et je l'ai mordue une fois ; je
ne voulais pas la mordre, mais je ne pouvais pas m'empêcher
de serrer les dents, comme sa chair avait une odeur de framboise...
Elle m'a crié : Petit méchant ! en me donnant une
tape sur la joue, un peu fort ; j'ai cru que j'allais m'évanouir
et j'ai soupiré en lui répondant ; je me sentais
la poitrine serrée et l'oeil plus doux.
Elle m'a quitté pour se rejeter dans son lit, en me disant
qu'elle avait attrapé froid. Elle ressemble par derrière
au poulain blanc que monte le petit du préfet.
J'ai pensé à elle tout le temps, en faisant mes
thèmes.
Je reste quelquefois longtemps sans la voir, elle garde la maison
au village, puis elle arrive tout d'un coup, un matin, comme une
bouffée.
" C'est moi, dit-elle, je viens te chercher pour t'emmener
chez nous ! Si tu veux venir ! "
Elle m'embrasse ! Je frotte mon museau contre ses joues roses,
et je le plonge dans son cou blanc, je le laisse traîner
sur sa gorge veinée de bleu !
Toujours cette odeur de framboise.
Elle me renvoie, et je cours ramasser mes hardes et changer de
chemise.
Je mets une cravate verte et je vole à ma mère de
la pommade pour sentir bon, moi aussi, et pour qu'elle mette sa
tête sur mes cheveux !
Mon paquet est fait, je suis graissé et cravaté,
mais je me trouve tout laid en me regardant dans le miroir, et
je m'ébouriffe de nouveau ! Je tasse ma cravate au fond
de ma poche, et, le col ouvert, la casquette tombante, je cours
avoir un baiser encore. Ça me chatouillait ; je ne lui
disais pas.
Le garçon d'écurie a donné une tape sur la
croupe du cheval, un cheval jaune, avec des touffes de poils près
du sabot ; c'est celui de ma tatan Mariou, qu'on enfourche,
quand il y a trop de beurre à porter, ou de fromages bleus
à vendre. La bête va l'amble ta ta ta, ta ta ta !
toute raide ; on dirait que son cou va se casser, et sa crinière
couleur de mousse roule sur ses gros yeux qui ressemblent à
des coeurs de moutons.
La tante ou la cousine montent dessus comme des hommes ; les mollets
de ma tante sont maigres comme des fuseaux noirs, ceux de ma cousine
paraissent gras et doux dans les bas de laine blanche.
Hue donc ! Ho, ho !
C'est Jean qui tire et fait virer le cheval ; il a eu son picotin
d'avoine et il hennit en retroussant ses lèvres et montrant
ses dents jaunes.
Le voilà sellé.
" Passez-moi Jacquinou ", dit la Polonie, qui est parvenue
à abaisser sur ses genoux sa jupe de futaine et s'est installée
à pleine chair sur le cuir luisant de la selle. Elle m'aide
à m'asseoir sur la croupe.
J'y suis !
Mais on s'aperçoit que j'ai oublié mes habits roulés
dans un torchon, sur la table d'auberge pleine de ronds de vin
cernés par les mouches.
On les apporte.
" Jean, attachez-les. Mon petit Jacquinou, passe tes bras
autour de ma taille, serre-moi bien. "
Le pauvre cheval a le tricotement sec et les os durs ; mais je
m'aperçois à ce moment que ce que dit la fable qu'on
nous fait réciter est vrai.
Dieu fait bien ce qu'il fait.
Ma mère en me fouettant m'a durci et tanné la peau.
" Serre, je te dis ! Serre-moi plus fort ! "
Et je la serre sous son fichu peint semé de petites fleurs
comme des hannetons d'or, je sens la tiédeur de sa peau,
je presse le doux de sa chair. Il me semble que cette chair se
raffermit sous mes doigts qui s'appuient, et tout à l'heure,
quand elle m'a regardé en tournant la tête, les lèvres
ouvertes et le cou rengorgé, le sang m'est monté
au crâne, a grillé mes cheveux.
J'ai un peu desserré les bras dans la rue Saint-Jean. C'est
par là que passent les bestiaux, et nous allions au pas.
J'étais tout fier. Je me figurais qu'on me regardait, et
je faisais celui qui sait monter : je me retournais sur la croupe
en m'appuyant du plat de la main, je donnais des coups de talons
dans les cuisses et je disais hue ! comme un maquignon.
Nous avons traversé le faubourg, passé le dernier
bourrelier.
Nous sommes à Expailly !
Plus de maisons ! excepté dans les champs quelques-unes
; des fleurs qui grimpent contre les murs, comme des boutons de
rose le long d'une robe blanche ; un coteau de vignes et la rivière
au bas, - qui s'étire comme un serpent sous les arbres,
bornée d'une bande de sable jaune plus fin que de la crème,
et piqué de cailloux qui flambent comme des diamants.
Au fond, des montagnes. Elles coupent de leur échine noire,
verdie par le poil des sapins, le bleu du ciel où les nuages
traînent en flocons de soie ; un oiseau, quelque aigle sans
doute, avait donné un grand coup d'aile et il pendait dans
l'air comme un boulet au bout du fil.
Je me rappellerai toujours ces bois sombres, la rivière
frissonnante, l'air tiède et le grand aigle...
J'avais oublié que j'étais le coeur battant contre
le dos de la Polonie. Elle-même, ma cousine, semblait ne
penser à rien, et je ne me souviens avoir entendu que le
pas du cheval et le beuglement d'une vache...
LE COLLÈGE
Le collège. - Il donnait, comme tous les collèges,
comme toutes les prisons, sur une rue obscure, mais qui n'était
pas loin du Martouret, le Martouret, notre grande place, où
étaient la mairie, le marché aux fruits ; le marché
aux fleurs, le rendez-vous de tous les polissons, la gaieté
de la ville. Puis le bout de cette rue était bruyant, il
y avait des cabarets, " des bouchons", comme on disait,
avec un trognon d'arbre, un paquet de branches, pour servir d'enseigne.
Il sortait de ces bouchons un bruit de querelles, un goût
de vin qui me montait au cerveau, m'irritait les sens et me faisait
plus joyeux et plus fort.
Ce goût de vin ! - la bonne odeur des caves ! - j'en ai
encore le nez qui bat et la poitrine qui se gonfle.
Les buveurs faisaient tapage ; ils avaient l'air sans souci, bons
vivants, avec des rubans à leur fouet et des agréments
pleins leur blouse - ils criaient, topaient en jurant,
pour des ventes de cochons ou de vaches.
Encore un bouchon qui saute, un rire qui éclate, et les
bouteilles trinquent du ventre dans les doigts du cabaretier !
Le soleil jette de l'or dans les verres, il allume un bouton sur
cette veste, il cuit un tas de mouches dans ce coin. Le cabaret
crie, embaume, empeste, fume et bourdonne.
A deux minutes de là, le collège moisit, sue l'ennui
et pue l'encre ; les gens qui entrent, ceux qui sortent éteignent
leur regard, leur voix, leur pas, pour ne pas blesser la discipline,
troubler le silence, déranger l'étude.
Quelle odeur de vieux !...
C'est Mlle Balandreau qui m'y conduit. - Ma mère est souffrante.
- On me fait mon panier avant de partir, et je vais m'enfermer
là-dedans jusqu'à huit heures du soir. A ce moment-là,
Mlle Balandreau revient et me ramène. J'ai le coeur bien
gros quelquefois et je lui conte mes peines en sanglotant.
Mon père fait la première étude, celle des
élèves de mathématiques, de rhétorique
et de philosophie. Il n'est pas aimé, on dit qu'il est
chien.
Il a obtenu du proviseur la permission de me garder dans son étude,
près de sa chaire, et je suis là, piochant mes devoirs
à ses côtés, tandis qu'il prépare son
agrégation.
Il a eu tort de me prendre avec lui. Les grands ne sont pas trop
méchants pour moi ; ils me voient timide, craintif, appliqué
; ils ne me disent rien qui me fasse de la peine, mais j'entends
ce qu'ils disent de mon père, comment ils l'appellent ;
ils se moquent de son grand nez, de son vieux paletot, ils le
rendent ridicule à mes yeux d'enfant, et je souffre sans
qu'il le sache.
Il me brutalise quelquefois dans ces moments-là.
" Qu'est-ce que tu as donc ? - Comme il a l'air nigaud !
"
Je viens de l'entendre insulter et j'étais en train de
dévorer un gros soupir, une vilaine larme.
Il m'envoie souvent, pendant l'étude du soir, demander
un livre, porter un mot à un des autres pions qui est au
bout de la cour, tout là-bas... il fait noir, le vent souffle
; de temps en temps, il y a des étages à monter,
un long corridor, un escalier obscur, c'est tout un voyage ; on
se cache dans les coins pour me faire peur. Je joue au brave,
mais je ne me sens bien à l'aise que quand je suis rentré
dans l'étude où l'on étouffe.
J'y reste quelquefois tout seul, quand Mlle Balandreau est en
retard. Les élèves sont allés souper, conduits
par mon père.
Comme le temps me semble long ! C'est vide, muet ; et s'il vient
quelqu'un, c'est le lampiste qui n'aime pas mon père non
plus, je ne sais pourquoi : un vieux qui a une loupe, une casquette
de peau de bête et une veste grise comme celle des prisonniers
; il sent l'huile, marmotte toujours entre ses dents, me regarde
d'un oeil dur, m'ôte brutalement ma chaise de dessous moi,
sans m'avertir, met le quinquet sur mes cahiers, jette à
terre mon petit paletot, me pousse de côté comme
un chien, et sort sans dire un mot. Je ne dis rien non plus et
ne parle pas davantage quand mon père revient. On m'a appris
qu'il ne fallait pas " rapporter ". Je ne le fais point,
je ne le ferai jamais dans le cours de mon existence de collégien,
ce qui me vaudra bien des tortures de la part de mes maîtres.
Puis, je ne veux pas que, parce qu'on m'a fait mal, il puisse
arriver du mal, à mon père, et je lui cache qu'on
me maltraite, pour qu'il ne se dispute pas à propos de
moi. Tout petit, je sens que j'ai un devoir à remplir,
ma sensibilité comprend que je suis un fils de galérien,
pis que cela ! de garde-chiourme ! et je supporte la brutalité
du lampiste.
J'écoute, sans paraître les avoir entendues, les
moqueries qui atteignent mon père ; c'est dur pour un enfant
de dix ans.
Il est arrivé que j'ai eu très faim, quelques-uns
de ces soirs-là, quand on tardait trop à venir.
Le réfectoire lançait des odeurs de grillé,
j'entendais le cliquetis des fourchettes à travers la cour.
Comme je maudissais Mlle Balandreau qui n'arrivait pas !
J'ai su depuis qu'on la retenait exprès ; ma mère
avait soutenu à mon père que s'il n'était
pas une poule mouillée, il pourrait me fournir mon souper
avec les restes du sien, ou avec le supplément qu'il demanderait
au réfectoire.
" Si c'était elle, il y a longtemps que ce serait
fait. Il n'avait qu'à mettre cela dans du papier. Elle
lui donnerait une petite boîte, s'il voulait. "
Mon père avait toujours résisté - le pauvre
homme. La peur d'être vu ! le ridicule s'il était
surpris - la honte ! Ma mère tâchait de lui forcer
la main de temps en temps, en me laissant affamé, dans
son étude, à l'heure du souper. Il ne cédait
pas, il préférait que je souffrisse un peu et il
avait raison.
Je me souviens pourtant d'une fois où il s'échappa
du réfectoire, pour venir me porter une petite côtelette
panée qu'il tira d'un cahier de thèmes où
il l'avait cachée : il avait l'air si troublé et
repartit si ému ! Je vois encore la place, je me rappelle
la couleur du cahier, et j'ai pardonné bien des torts plus
tard à mon père, en souvenir de cette côtelette
chipée pour son fils, un soir, au lycée du Puy...
Le proviseur s'appelle Hennequin, - envoyé en disgrâce
dans ce trou du Puy.
Il a écrit un livre : Les Vacances d'Oscar.
On les donne en prix, et après ce que j'ai entendu dire,
ce que j'ai lu à propos des gens qui étaient auteurs,
je suis pris d'une vénération profonde, d'une admiration
muette pour l'auteur des Vacances d'Oscar, qui daigne être
proviseur dans notre petite ville, proviseur de mon père,
et qui salue ma mère quand il la rencontre.
J'ai dévoré Les Vacances d'Oscar.
Je vois encore le volume cartonné de vert, d'un vert marbré
qui blanchissait sous le pouce et poissait les mains, avec un
dos de peau blanche, s'ouvrant mal, imprimé sur papier
à chandelle. Eh bien ! il tombe de ces pages, de ce malheureux
livre, dans mon souvenir, il tombe une impression de fraîcheur
chaque fois que j'y songe !
Il y a une histoire de pêche que je n'ai point oubliée.
Un grand filet luit au soleil, les gouttes d'eau roulent comme
des perles, les poissons frétillent dans les mailles, deux
pêcheurs sont dans l'eau jusqu'à la ceinture, c'est
le frisson de la rivière.
Il avait su, cet Hennequin, ce proviseur dégommé,
ce chantre du petit Oscar, traîner ce grand filet le long
d'une page et faire passer cette rivière dans un coin de
chapitre...
Le professeur de philosophie - M. Beliben - petit, fluet, une
tête comme le poing, trois cheveux, et un filet de vinaigre
dans la voix.
Il aimait à prouver l'existence de Dieu, mais si quelqu'un
glissait un argument, même dans son sens, il indiquait qu'on
le dérangeait, il lui fallait toute la table, comme pour
une réussite.
Il prouvait l'existence de Dieu avec des petits morceaux de bois,
des haricots.
" Nous plaçons ici un haricot, bon ! - là,
une allumette. - Madame Vingtras, une allumette ? - Et maintenant
que j'ai rangé, ici les vices de l'homme, là les
vertus, j'arrive avec les FACULTES DE L'AME. "
Ceux qui n'étaient pas au courant regardaient du côté
de la porte s'il entrait quelqu'un, ou du côté de
sa poche, pour voir s'il allait sortir quelque chose. Les facultés
de l'âme, c'était de la haute, du chenu ! Ma mère
était flattée.
" Les voici ! "
On se tournait encore, malgré soi, pour saluer ces dames
; mais Beliben vous reprenait par le bouton du paletot et tapait
avec impatience sur la table. Il lui fallait de l'attention. Que
diable ! voulait-on qu'il prouvât l'existence de Dieu, oui
ou non !
" Moi, ça m'est égal, et vous ? " disait
mon oncle Joseph à son voisin, qui faisait chut, et allongeait
le cou pour mieux voir.
Mon oncle remettait nonchalamment ses mains dans ses poches et
regardait voler les mouches.
Mais le professeur de bon Dieu tenait à avoir mon oncle
pour lui et le ramenait à son sujet, l'agrippant par son
amour-propre et s'accrochant à son métier.
" Chadenas, vous qui êtes menuisier, vous savez qu'avec
le compas... "
Il fallait aller jusqu'au bout : à la fin le petit homme
écartait sa chaise, tendait une main, montrait un coin
de la table et disait : " DIEU EST LA. "
On regardait encore, tout le monde se pressait pour voir : tous
les haricots étaient dans un coin avec les allumettes,
les bouts de bouchons et quelques autres saletés, qui avaient
servi à la démonstration de l'Etre suprême.
Il paraît que les vertus, les vices, les facultés
de l'âme venaient toutes fa-ta-le-ment aboutir à
ce tas-là. Tous les haricots y sont. Donc Dieu existe.
C. Q. F. D.
LA PETITE VILLE
La porte de Pannesac.
Elle est en pierre, cette porte, et mon père me dit même
que je puis me faire une idée des monuments romains en
la regardant.
J'ai d'abord une espèce de vénération, puis
ça m'ennuie ; je commence à prendre le dégoût
des monuments romains.
Mais la rue !... Elle sent la graine et le grain.
Les culasses de blé s'affaissent et se tassent comme des
endormis, le long des murs. Il y a dans l'air la poussière
fine de la farine et le tapage des marchés joyeux. C'est
ici que les boulangers ou les meuniers, ceux qui font le pain,
viennent s'approvisionner.
J'ai le respect du pain.
Un jour je jetais une croûte, mon père est allé
la ramasser. Il ne m'a pas parlé durement comme il le fait
toujours.
" Mon enfant, m'a-t-il dit, il ne faut pas jeter le pain
; c'est dur à gagner. Nous n'en avons pas trop pour nous
; mais si nous en avions trop, il faudrait le donner aux pauvres.
Tu en manqueras peut-être un jour, et tu verras ce qu'il
vaut. Rappelle-toi ce que je te dis là, mon enfant ! "
Je ne l'ai jamais oublié.
Cette observation, qui, pour la première fois peut-être
dans ma vie de jeunesse, me fut faite sans colère, mais
avec dignité, me pénétra jusqu'au fond de
l'âme ; et j'ai eu le respect du pain depuis lors.
Les moissons m'ont été sacrées, je n'ai jamais
écrasé une gerbe, pour aller cueillir un coquelicot
ou un bluet ; jamais je n'ai tué sur sa tige la fleur du
pain !
Ce qu'il me dit des pauvres me saisit aussi et je dois peut-être
à ces paroles, prononcées simplement ce jour-là,
d'avoir toujours eu le respect, et toujours pris la défense
de ceux qui ont faim.
" Tu verras ce qu'il vaut. "
Je l'ai vu.
Aux portes des allées sont des mitrons en jupes comme des
femmes, jambes nues, petite camisole bleue sur les épaules.
Ils ont les joues blanches comme de la farine et la barbe blonde
comme de la croûte.
Ils traversent la rue pour aller boire une goutte, et blanchissent,
en passant, une main d'ami qu'ils rencontrent, ou une épaule
de monsieur qu'ils frôlent.
Les patrons sont au comptoir, où ils pèsent les
miches, et eux aussi ont des habits avec des tons blanchâtres,
ou couleur de seigle. Il y a des gâteaux, outre les miches,
derrière les vitres : des brioches comme des nez pleins,
et des tartelettes comme du papier mou.
A côté des haricots ou des graines charnues comme
des fruits verts ou luisants comme des cailloux de rivière,
les marchands avaient du plomb dans les écuelles de bois.
C'était donc là ce qu'on mettait dans un fusil ?
ce qui tuait les lièvres et traversait les coeurs d'oiseaux
? On disait même que les charges parfois faisaient balle
et pouvaient casser un bras ou une mâchoire d'homme.
Je plongeais mes doigts là-dedans, comme tout à
l'heure j'avais plongé mon poing dans les sacs de grain,
et je sentais le plomb qui roulait et filait entre les jointures
comme des gouttes d'eau. Je ramassais comme des reliques ce qui
était tombé des écuelles et des sacs.
Les articles de pêche aussi se vendaient à Pannesac.
Tout ce qui avait des tons vifs ou des couleurs fauves, gros comme
un pois ou comme une orange, tout ce qui était une tache
de couleur vigoureuse ou gaie, tout cela faisait marque dans mon
oeil d'enfant triste, et je vois encore les bouchons vernis de
rouge et les belles lignes luisantes comme du satin jaune.
Avoir une ligne, la jeter dans le frais des rivières, ramener
un poisson qui luirait au soleil comme une feuille de zinc et
deviendrait d'or dans le beurre !
Un goujon pris par moi !
Il portait toute mon imagination sur ses nageoires !
J'allais donc vivre du produit de ma pêche ; comme les insulaires
dont j'avais lu l'histoire dans les voyages du capitaine Cook.
J'avais lu aussi qu'ils faisaient des vitres à leurs huttes
avec de la colle de poisson, et je voyais le jour où je
placerais les carreaux à toutes les fenêtres de ma
famille ; je me proposais de gratter tout ce qui " mordrait
" et de mettre ce résidu d'écaille et de fiente
dans ma grande poche.
Je le fis plus tard ; mais la fermentation, au fond de la poche,
produisit des résultats inattendus, à la suite desquels
je fus un objet de dégoût pour mes voisins.
Cela ébranla ma confiance dans les récits des voyageurs,
et le doute s'éleva dans mon esprit.
Il y avait une épicerie dans le fond de Pannesac, qui ajoutait
aux odeurs tranquilles du marché une odeur étouffée,
chaude, violente, qu'exhalaient les morues salées, les
fromages bleus, le suif, la graisse et le poivre.
C'était la morue qui dominait, en me rappelant plus que
jamais les insulaires, les huttes, la colle et les phoques fumés.
Je lançais un dernier regard sur Pannesac, et je manquais
régulièrement d'être écrasé,
près de la porte de pierre.
Je me jetais de côté pour laisser passer les grands
chariots qui portaient tous ces fonds de campagne, ces jardins
en panier, ces moissons en sac. Ces chariots avaient l'air des
voitures de fête dans les mascarades italiennes, avec leur
monde d'enfarinés et de pierrots à dos d'Hercule
!
Là-haut, tout là-haut, est l'école normale.
Le fils du directeur vient me prendre quelquefois pour jouer.
Il y a un jardin derrière l'école, avec une balançoire
et un trapèze.
Je regarde avec admiration ce trapèze et cette balançoire
; seulement il m'est défendu d'y monter.
C'est ma mère qui a recommandé aux parents du petit
garçon de ne pas me laisser me balancer ou me pendre.
Mme Haussard, la directrice, ne se soucie pas d'être toujours
à me surveiller ; mais elle m'a fait promettre d'obéir
à ma mère. J'obéis.
Mme Haussard aime bien son fils, autant que ma mère m'aime
; et elle lui permet pourtant ce qu'on me défend !
J'en vois d'autres, pas plus grands que moi, qui se balancent
aussi.
Ils se casseront donc les reins ?
Oui, sans doute ; et je me demande tout bas si ces parents qui
laissent ainsi leurs enfants jouer à ces jeux-là
ne sont pas tout simplement des gens qui veulent que leurs enfants
se tuent. Des assassins sans courage ! des monstres ! qui, n'osant
pas noyer leurs petits, les envoient au trapèze - et à
la balançoire !
Car enfin, pourquoi ma mère m'aurait-elle condamné
à ne point faire ce que font les autres ?
Pourquoi me priver d'une joie ?
Suis-je donc plus cassant que mes camarades ?
Ai-je été recollé comme un saladier ?
Y a-t-il un mystère dans mon organisation ?
J'ai peut-être le derrière plus lourd que la tête
!
Je ne peux pas le peser à part pour être sûr.
En attendant je rôde, le museau en l'air, sous le petit
gymnase, que je touche du doigt en sautant comme un chien après
un morceau de sucre placé trop haut.
Mais que je voudrais donc avoir la tête en bas !
Oh ! ma mère ! ma mère !
Pourquoi ne me laissez-vous pas monter sur le trapèze et
me mettre la tête en bas !
Rien qu'une fois !
Vous me fouetterez après, si vous voulez !
Mais cette mélancolie même vient à mon secours
et me fait trouver les soirées plus belles et plus douces
sur la grande place qui est devant l'école, et où
je vais, quand je suis triste d'avoir vu le trapèze et
la balançoire me tendre inutilement les bras dans le jardin
!
La brise secoue mes cheveux sur mon front et emporte avec elle
ma bouderie et mon chagrin.
Je reste silencieux, assis quelquefois comme un ancien sur un
banc, en remuant la terre devant moi avec un bout de branche,
ou relevant tout d'un coup ma tête pour regarder l'incendie
qui s'éteint dans le ciel...
" Tu ne dis rien, me fait le petit de l'Ecole normale, à
quoi penses-tu ?
- A quoi je pense ? Je ne sais pas. "
Je ne pense pas à ma mère, ni au bon Dieu, ni à
ma classe ; et voilà que je me mets à bondir ! Je
me fais l'effet d'un animal dans un champ, qui aurait cassé
sa corde ; et je grogne, et je caracole comme un cabri, au grand
étonnement de mon petit camarade, qui me regarde gambader,
et s'attend à me voir brouter.
J'en ai presque envie.
LA TOILETTE
Un jour, un homme qui voyageait m'a pris pour une curiosité
du pays, et m'ayant vu de loin, est accouru au galop de son cheval.
Son étonnement a été extrême, quand
il a reconnu que j'étais vivant. Il a mis pied à
terre, et s'adressant à ma mère, lui a demandé
respectueusement si elle voulait bien lui indiquer l'adresse du
tailleur qui avait fait mon vêtement.
" C'est moi ", a-t-elle répondu, rougissant d'orgueil.
Le cavalier est reparti et on ne l'a plus revu.
Ma mère m'a parlé souvent de cette apparition, de
cet homme qui se détournait de son chemin pour savoir qui
m'habillait.
Je suis en noir souvent, " rien n'habille comme le noir ",
et en habit, en frac, avec un chapeau haut de forme ; j'ai l'air
d'un poêle.
Cependant, comme j'use beaucoup, on m'a acheté, dans la
campagne, une étoffe jaune et velue, dont je suis enveloppé.
Je joue l'ambassadeur lapon. Les étrangers me saluent ;
les savants me regardent.
Mais l'étoffe dans laquelle on a taillé mon pantalon
se sèche et se racornit, m'écorche et m'ensanglante.
Hélas ! Je vais non plus vivre, mais me traîner.
Tous les jeux de l'enfance me sont interdits. Je ne puis jouer
aux barres, sauter, courir, me battre. Je rampe seul, calomnié
des uns, plaint par les autres, inutile ! Et il m'est donné,
au sein même de ma ville natale, à douze ans, de
connaître, isolé dans ce pantalon, les douleurs sourdes
de l'exil.
Mme Vingtras y met quelquefois de l'espièglerie.
On m'avait invité pendant le carnaval à un bal d'enfants.
Ma mère m'a vêtu en charbonnier. Au moment de me
conduire, elle a été forcée d'aller ailleurs
; mais elle m'a mené jusqu'à la porte de M. Puissegat,
chez qui se donnait le bal.
Je ne savais pas bien le chemin et je me suis perdu dans le jardin
; j'ai appelé.
Une servante est venue et m'a dit :
" C'est vous, le petit Choufloux, qui venez pour aider à
la cuisine ? "
Je n'ai pas osé dire que non, et on m'a fait laver la vaisselle
toute la nuit.
Quand le matin ma mère est venue me chercher, j'achevais
de rincer les verres ; on lui avait dit qu'on ne m'avait pas aperçu
; on avait fouillé partout.
Je suis entré dans la salle pour me jeter dans ses bras
: mais, à ma vue, les petites filles ont poussé
des cris, des femmes se sont évanouies, l'apparition de
ce nain, qui roulait à travers ces robes fraîches,
parut singulière à tout le monde.
Ma mère ne voulait plus me reconnaître ; je commençais
à croire que j'étais orphelin !
Je n'avais cependant qu'à l'entraîner et à
lui montrer, dans un coin, certaine place couturée et violacée,
pour qu'elle criât à l'instant : " C'est mon
fils ! " Un reste de pudeur me retenait. Je me contentai
de faire des signes, et je parvins à me faire comprendre.
On m'emporta comme on tire le rideau sur une curiosité.
La distribution des prix est dans trois jours.
Mon père, qui est dans le secret des dieux, sait que j'aurai
des prix, qu'on appellera son fils sur l'estrade, qu'on lui mettra
sur la tête une couronne trop grande, qu'il ne pourra ôter
qu'en s'écorchant, et qu'il sera embrassé sur les
deux joues par quelque autorité.
Mme Vingtras est avertie, et elle songe...
Comment habillera-t-elle son fruit, son enfant, son Jacques ?
Il faut qu'il brille, qu'on le remarque, - on est pauvre, mais
on a du goût,
" Moi d'abord, je veux que mon enfant soit bien mis. "
On cherche dans la grande armoire où est la robe de noce,
où sont les fourreaux de parapluie, les restes de jupe,
les coupons de soie.
Elle s'égratigne enfin à une étoffe criante,
qui a des reflets de tigre au soleil ; - une étoffe comme
une lime, qui exaspère les doigts quand on la touche, et
qui flambe au grand air comme une casserole ! Une belle étoffe,
vraiment, et qui vient de la grand-mère, et qu'on a payée
à prix d'or. " Oui, mon enfant, à prix d'or,
dans l'ancien temps. "
" Jacques, je vais te faire une redingote avec ça,
m'en priver pour toi !... ", et ma mère ravie me regarde
du coin de l'oeil, hoche la tête, sourit du sourire des
sacrifiées heureuses.
" J'espère qu'on vous gâte, Monsieur ",
et elle sourit encore, et elle dodeline de la tête, et ses
yeux sont noyés de tendresse.
" C'est une folie ! tant pis ! on fera une redingote à
Jacques avec ça. "
On m'a essayé la redingote, hier soir, et mes oreilles
saignent, mes ongles sont usés. Cette étoffe crève
la vue et chatouille si douloureusement la peau !
" Seigneur ! délivrez-moi de ce vêtement ! "
Le ciel ne m'entend pas ! La redingote est prête.
Non Jacques, elle n'est pas prête. Ta mère est fière
de toi ; ta mère t'aime et veut te le prouver.
Te figures-tu qu'elle te laissera entrer dans ta redingote, sans
ajouter un grain de beauté une mouche, un pompon, un rien
sur le revers, dans le dos, au bout des manches ! tu ne connais
pas ta mère, Jacques !
Et ne la vois-tu pas qui joue, à la fois orgueilleuse et
modeste, avec des noyaux verts !
La mère de Jacques lui fait même kiki dans le cou.
Il ne rit pas. - Ces noyaux lui font peur !...
Ces noyaux sont des boutons, vert vif, vert gai, en forme d'olives,
qu'on va, - voyez si Mme Vingtras épargne rien ! - qu'on
va coudre tout le long, à la polonaise ! A la polonaise,
Jacques !
Ah ! quand, plus tard, il fut dur pour les Polonais, quoi d'étonnant
! Le nom de cette nation, voyez-vous, resta chez lui cousu à
un souvenir terrible... la redingote de la distribution des prix,
la redingote à noyaux, aux boutons ovales comme des olives
et verts comme des cornichons.
Joignez à cela qu'on m'avait affublé d'un chapeau
haut de forme que j'avais brossé à rebrousse-poil
et qui se dressait comme une menace sur ma tête.
Des gens croyaient que c'étaient mes cheveux et se demandaient
quelle fureur les avait fait se hérisser ainsi. "
Il a vu le diable ", murmuraient les béates en se
signant...
J'avais un pantalon blanc. Ma mère s'était saignée
aux quatre veines.
Un pantalon blanc à sous-pieds !
Des sous-pieds qui avaient l'air d'instruments pour un pied-bot
et qui tendaient la culotte à la faire craquer.
Il avait plu, et, comme on était venu vite, j'avais des
plaques de boue dans les mollets, et mon pantalon blanc, trempé
par endroits, collé sur mes cuisses.
" MON FILS ", dit ma mère d'une voix triomphante
en arrivant à la porte d'entrée et en me poussant
devant elle.
Celui qui recevait les cartes faillit tomber de son haut et me
chercha sous mon chapeau, interrogea ma redingote, leva les mains
au ciel.
J'entrai dans la salle.
J'avais ôté mon chapeau en le prenant par les poils
; j'étais reconnaissable, c'était bien moi, il n'y
avait pas à s'y tromper, et je ne pus jamais dans la suite
invoquer un alibi.
Mais, en voulant monter par-dessus un banc pour arriver du côté
de ma classe, voilà un des sous-pieds qui craque, et la
jambe du pantalon qui remonte comme un élastique ! Mon
tibia se voit, - j'ai l'air d'être en caleçon cette
fois ; - les dames, que mon cynisme outrage, se cachent derrière
leur éventail...
Du haut de l'estrade, on a remarqué un tumulte dans le
fond de la salle.
Les autorités se parlent à l'oreille, le général
se lève et regarde : on se demande le secret de ce tapage.
" Jacques, baisse ta culotte", dit ma mère à
ce moment, d'une voix qui me fusille et part comme une décharge
dans le silence.
Tous les regards s'abaissent sur moi.
Il faut cependant que ce scandale cesse. Un officier plus énergique
que les autres donne un ordre :
" Enlevez l'enfant aux cornichons ! "
L'ordre s'exécute discrètement ; on me tire de dessous
la banquette où je m'étais tapi désespéré,
et la femme du censeur, qui se trouve là, m'emmène,
avec ma mère, hors de la salle, jusqu'à la lingerie,
où on me déshabille.
Ma mère me contemple avec plus de pitié que de colère.
" Tu n'es pas fait pour porter la toilette, mon pauvre garçon
! "
Elle en parle comme d'une infirmité et elle a l'air d'un
médecin qui abandonne un malade.
Je me laisse faire. On me loge dans la défroque d'un petit,
et ce petit est encore trop grand, car je danse dans ses habits.
Quand je rentre dans la salle, on commence à croire à
une mystification.
Tout à l'heure j'avais l'air d'un léopard, j'ai
l'air d'un vieillard maintenant. Il y a quelque chose là-dessous.
Le bruit se répand, dans certaines parties de la salle,
que je suis le fils de l'escamoteur qui vient d'arriver dans la
ville et qui veut se faire remarquer par un tour nouveau. Cette
version gagne du terrain ; heureusement on me connaît, on
connaît ma mère ; il faut bien se rendre à
l'évidence, ces bruits tombent d'eux-mêmes, et l'on
finit par m'oublier.
J'écoute les discours en silence et en me fourrant les
doigts dans le nez, avec peine, car mes manches sont trop longues.
A cause de l'orage la distribution a lieu dans un dortoir, - un
dortoir dont on a enlevé les lits en les entassant avec
leurs accessoires dans une salle voisine. On voyait dans cette
salle par une porte vitrée, qui aurait dû avoir un
rideau, mais n'en avait pas ; on distinguait des vases en piles,
des vases qui pendant l'année servaient, mais qu'on retirait
de dessous les lits pendant les vacances. On en avait fait une
pyramide blanche.
C'était le coin le plus gai ; un malin petit rayon de soleil
avait choisi le ventre d'un de ces vases pour y faire des siennes,
s'y mirer, coqueter, danser, le mutin, et il s'en donnait à
coeur joie !
Adossée à cette salle était l'estrade, avec
le personnel de la baraque, je veux dire du collège : -
Monseigneur au centre, le préfet à gauche, le général
à droite, galonnés, teintés de violet, panachés
de blanc, cuirassés d'or comme les écuyers du cirque
Bouthors. Il n'y avait pas de chameau, malheureusement.
Je crus voir un éléphant ; c'était un haut
fonctionnaire qui avait la tête, la poitrine, le ventre
et les pieds couleur d'éléphant, mais qui était
douanier de son état ou capitaine de gendarmerie, j'ai
oublié. Il était gros comme une barrique et essoufflé
comme un phoque : il avait beaucoup du phoque.
C'est lui qui me couronna pour le prix d'Histoire sainte. Il me
dit : " C'est bien, mon enfant ! " Je croyais qu'il
allait dire " Papa " et replonger dans son baquet.
VACANCES
Je m'amuse un peu pendant les vacances chez Soubeyrou, puis à
Farreyrolles.
M. Soubeyrou est un maraîcher des environs.
Trois fois par semaine, mon père donne quelques leçons
au fils de ce jardinier, et comme l'enfant est maladif, sort peu,
on a demandé que je vinsse lui tenir compagnie de temps
en temps.
Je prends le plus long pour arriver.
Je suis donc libre !
Ce n'est pas pour faire une commission, avec l'ordre de revenir
tout de suite et de ne rien casser ; ce n'est pas accompagné,
surveillé, pressé, que je descends la rue en me
laissant glisser sur la rampe de fer.
Non. J'ai mon temps, une après-midi, toute une après-midi
!
" Cela t'amuse d'aller chez M. Soubeyrou ? demande ma mère.
- Oui, m'man. "
Mais un oui lent, un oui avec une moue.
Tiens ! si je disais trop vite que ça m'amuse, elle serait
capable de m'empêcher d'y aller.
Si une chose me chagrine bien, me répugne, peut me faire
pleurer, ma mère me l'impose sur-le-champ.
" Il ne faut pas que les enfants aient de volonté
; ils doivent s'habituer à tout. - Ah ! les enfants gâtés
! Les parents sont bien coupables qui les laissent faire tous
leurs caprices... "
Je dis : "Oui, m'man", de façon qu'elle croie
que c'est non, et je me laisse habiller et sermonner en
rechignant.
Je descends dans la ville.
Je ne m'arrête pas au Martouret, parce que ma mère
peut me voir des fenêtres de notre appartement, perché
là-haut au dernier étage d'une maison, qui est la
plus haute de la ville.
Je fais le sage et le pressé en passant sur le marché
; mais, dans la rue Porte-Aiguière, je m'abrite derrière
le premier gros homme qui passe, et j'entre dans la cour de l'auberge
du Cheval-Blanc.
De cette cour, je vois la rue en biais, et je puis dévorer
des yeux la devanture du bourrelier, où il y a des tas
de houppes et de grelots, des pompons bleus, de grands fouets
couleur de cigare et des harnais qui brillent comme de l'or.
Je reste caché le temps qu'il faut pour voir si ma mère
est à la fenêtre et me surveille encore ; puis, quand
je me sens libre, je sors de la cour du Cheval-Blanc et je me
mets à regarder les boutiques à loisir.
Il y a un chaudronnier en train de taper sur du beau cuivre rouge,
que le marteau marque comme une croupe de jument pommelée
et qui fait " dzine, dzine ", sur le carreau ; chaque
coup me fait froncer la peau et cligner des yeux.
Puis c'est la boutique d'Arnaud, le cordonnier, avec sa botte
verte pour enseigne, une grande botte cambrée, qui a un
éperon et un gland d'or ; à la vitrine s'étalent
des bottines de satin bleu, de soie rose, couleur de prune, avec
des noeuds comme des bouquets, et qui ont l'air vivantes.
A côté, les pantoufles qui ressemblent à des
souliers de Noël.
Mais le fils du jardinier attend.
Je m'arrache à ces parfums de cirage et à ces flamboiements
de vernis.
Je prends le Breuil...
Il y a un décrotteur qui est populaire et qu'on appelle
Moustache.
Mon rêve est de me faire décrotter un jour par Moustache,
de venir là comme un homme, de lui donner mon pied, - sans
trembler, si je puis, - et de paraître habitué à
ce luxe, de tirer négligemment mon argent de ma poche en
disant, comme font les messieurs qui lui jettent leurs deux sous
:
Pour la goutte, Moustache !
Je n'y arriverai jamais ; je m'exerce pourtant !
Pour la goutte, Moustache !
J'ai essayé toutes les inflexions de voix ; je me suis
écouté, j'ai prêté l'oreille, travaillé
devant la glace, fait le geste :
Pour la goutte...
Non, je ne puis !
Mais, chaque fois que je passe devant Moustache, je m'arrête
à le regarder ; je m'habitue au feu, je tourne et retourne
autour de sa boîte à décrotter ; il m'a même
crié une fois :
Cirer vos bottes, m'ssieu ?
J'ai failli m'évanouir.
Je n'avais pas deux sous, - je n'ai pu les réunir que plus
tard dans une autre ville, - et je dus secouer la tête,
répondre par un signe, avec un sourire pâle comme
celui d'une femme qui voudrait dire : " Il m'est défendu
d'aimer ! "
Au fond du Breuil est la tannerie avec ses pains de tourbe, ses
peaux qui sèchent, son odeur aigre.
Je l'adore, cette odeur montante, moutardeuse, verte - si l'on
peut dire verte, - comme les cuirs qui faisandent dans l'humidité
ou qui font sécher leur sueur au soleil.
Du plus loin que j'arrivais dans la ville du Puy, quand j'y revins
plus tard, je devinais et je sentais la tannerie du Breuil. -
Chaque fois qu'une de ces fabriques s'est trouvée sur mon
chemin, à deux lieues à la ronde, je l'ai flairée,
et j'ai tourné de ce côté mon nez reconnaissant...
Je ne me souviens plus du chemin, je ne sais par où je
passais, comment finissait la ville.
Je me rappelle seulement que je me trouvais le long d'un fossé
qui sentait mauvais, et que je marchais à travers un tas
d'herbes et de plantes qui ne sentaient pas bon.
J'arrivais dans le pays des jardiniers. Que c'est vilain, le pays
des maraîchers !
Autant j'aimais les prairies vertes, l'eau vive, la verdure des
haies ; autant j'avais le dégoût de cette campagne
à arbres courts, à plantes pâles, qui poussent,
comme de la barbe de vieux, dans un terrain de sable ou de boue,
sur le bord des villes.
Quelques feuilles jaunâtres, desséchées, galeuses,
pendaient avec des teintes d'oreilles de poitrinaires.
On avait déshonoré toutes les places, et l'on dérangeait
à chaque instant un tourbillon d'insectes qui se régalaient
d'un chien crevé.
Pas d'ombre !
Des melons qui ont l'air de boulets chauffés à blanc
; des choux rouges, violets, - on dirait des apoplexies, une odeur
de poireau et d'oignons !
J'arrive chez M. Soubeyrou.
Je reste, avec le petit malade, dans la serre.
Il est tout pâle, avec un grand sourire et de longues dents,
le blanc des yeux taché de jaune ; il me montre un tas
de livres qu'on lui a achetés pour qu'il ne s'ennuie pas
trop.
Un Esope avec des gravures coloriées.
Je me rappelle encore une de ces gravures qui représentait
Borée, le Soleil et un voyageur.
Le voyageur avait de la sueur chocolat qui lui coulait sur le
front et un énorme manteau lie de vin.
" Veux-tu t'amuser, m'aider à arroser les choux ?
" me dit le père Soubeyrou, qui tient un arrosoir
de chaque main et qui marche le pantalon retroussé, les
jambes et les pieds nus, depuis le matin.
Son mollet ressemble, velu et cuit par la chaleur, à une
patte de cochon grillé ; il a sa chemise trempée
et des gouttes d'eau roulent sur le poil de son poitrail.
Non, je ne veux pas m'amuser, aider à arroser les choux
!
Si ça l'amuse lui, tant mieux !
Je ne veux pas priver M. Soubeyrou d'un plaisir, et je lui réponds
par un mensonge.
" Je suis tombé hier, et je me suis fait mal aux reins.
"
J'aime les choux, mais cuits.
Je ne fuis pas le baquet maternel, la vaisselle de mes pères,
pour venir tirer de l'eau chez des étrangers.
Je tire assez d'eau comme cela dans la semaine, et je sens assez
l'oignon.
Non, monsieur Soubeyrou, je ne vous suivrai pas à ce puits
là-bas : je ne tournerai pas la manivelle, je ne ferai
pas venir le seau, je ne me livrerai pas au travail honnête
des jardins.
Je suis corrompu, malsain, que voulez-vous !
Mais je ne veux pas tirer d'eau !
DEVANT LES MESSAGERIES
En revenant, je fais le grand tour et je passe devant le café
des Messageries.
L'enseigne est en lettres qui forment chacune une figure, une
bonne femme, un paysan, un soldat, un prêtre, un singe.
C'est peint avec une couleur jus de tabac, sur un fond gris, et
c'est une histoire qui se suit depuis le C de Café
jusqu'à l'S de Messageries.
Je n'ai jamais eu le temps de comprendre.
Il fallait rentrer.
Puis, tandis que je regardais l'enseigne, que ma curiosité
saisissait le cotillon de la bonne femme, le grand faux-col du
paysan, la giberne du soldat, le rabat du curé, la queue
du singe, autour de moi on attelait les chevaux, on lavait les
voitures ; les palefreniers, le postillon et le conducteur faisaient
leur métier, donnaient de la brosse, du fouet ou de la
trompe.
Les voyageurs venaient prendre leurs places, retenir un coin.
J'étais là quelquefois à l'arrivée
: la diligence traversait le Breuil avec un bruit d'enfer, en
soulevant des flots de poussière ou en envoyant des étoiles
de boue.
Elle était assaillie par un troupeau de portefaix qui se
disputaient les bagages, et vomissait de ses flancs jaunes des
gens engourdis qui s'étiraient les jambes sur le pavé.
Ils tombaient dans les bras d'un parent, d'un ami, on se serrait
la main, on s'embrassait ; c'étaient des adieux, des au
revoir, à n'en plus finir.
On avait fait connaissance en route ; les messieurs saluaient
avec regret des dames, qui répondaient avec réserve
:
" Où aurai-je le plaisir de vous retrouver ?
- Nous nous rencontrerons peut-être. Ah ! voici maman.
- Voici mon mari.
- Je vois mon frère qui arrive avec sa femme. "
Il y avait des Anglais qui ne disaient rien et des commis-voyageurs
qui parlaient beaucoup.
Tout le monde remuait, courait, s'échappait comme les insectes
quand je soulevais une pierre au bord d'un champ.
J'en ai vu pourtant qui restaient là, à la même
place, fouillant le boulevard et le Breuil du regard, attendant
quelqu'un qui ne venait pas.
Il y en avait qui juraient, d'autres qui pleuraient.
Je me rappelle une jeune femme qui avait une tête fine,
longue et pâle.
Elle attendit longtemps...
Quand je partis, elle attendait encore. Ce n'était pas
son mari, car sur la petite malle qu'elle avait à ses pieds,
il y avait écrit : " Mademoiselle. "
Je la rencontrai quelques jours plus tard devant la poste ; les
fleurs de son chapeau étaient fanées, sa robe de
mérinos noir avait des reflets roux, ses gants étaient
blanchis au bout des doigts. Elle demandait s'il n'était
pas venu de lettre à telle adresse : poste restante.
" Je vous ai dit que non.
- Il n'y a plus de courrier aujourd'hui
- Non. "
Elle salua, quoiqu'on fût grossier, poussa un soupir et
s'éloigna pour aller s'asseoir sur un banc du Fer-à-cheval,
où elle resta jusqu'à ce que des officiers qui passaient
l'obligèrent, par leurs regards et leurs sourires, à
se lever et à partir.
Quelques jours après, on dit chez nous qu'il y avait sur
le bord de l'eau le cadavre d'une femme qui s'était noyée.
J'allai voir. Je reconnus la jeune fille à la tête
pâle...
Je vais chez mes tantes à Farreyrolles.
J'arrive souvent au moment où l'on se met à table.
Une grosse table, avec deux tiroirs de chaque bout et deux grands
bancs de chaque côté.
Dans ces tiroirs il traîne des couteaux, de vieux oignons,
du pain. Il y a des taches bleues au bord des croûtes, comme
du vert-de-gris sur de vieux sous.
Sur les deux bancs s'abattent la famille et les domestiques.
On mange entre deux prières.
C'est l'oncle Jean qui dit le bénédicité.
Tout le monde se tient debout, tête nue, et se rassoit en
disant : " Amen ! "
Amen ! est le mot que j'ai entendu le plus souvent quand
j'étais petit.
Amen ! et le bruit des cuillers de bois commence ; un bruit
mou, tout bête.
Viennent les grandes taillades de pain, comme des coups de faucille.
Les couteaux ont des manches de corne, avec de petits clous à
cercle jaune, on dirait les yeux d' or des grenouilles.
Ils mangent en bavant, ouvrent la bouche en long ; ils se mouchent
avec leurs doigts, et s'essuient le nez sur leurs manches.
Ils se donnent des coups de coude dans les côtes, en manière
de chatouillade.
Ils rient comme de gros bébés ; quand ils éclatent,
ils renâclent comme des ânes ou beuglent comme des
boeufs.
C'est fini, - ils remettent le couteau à oeil de grenouille
dans la grande poche qui va jusqu'aux genoux, se passent le dos
de la main sur la bouche, se balayent les lèvres, et retirent
leurs grosses jambes de dessous la table.
Ils vont flâner dans la cour, s'il fait soleil, bavarder
sous le porche de l'écurie, s'il pleut ; soulevant à
peine leurs sabots qui ont l'air de souches, où se sont
enfoncés leurs pieds.
Je les aime tant avec leur grand chapeau à larges ailes
et leur long tablier de cuir ! Ils ont de la terre aux mains,
dans la barbe, et jusque dans le poil de leur poitrail ; ils ont
la peau comme de l'écorce, et des veines comme des racines
d'arbres.
Quelquefois, quand leur tablier de cuir est à bas, le vent
entrouvre leur chemise toute grande, et en dessous du triangle
de hâle qui fait pointe au creux de l'estomac, on voit de
la chair blanche, tendre comme un dos de brebis tondue ou de cochon
jeune.
Je les approche et je les touche comme on tâte une bête
; ils me regardent comme un animal de luxe, - moi de la ville
! - quelques-uns me comparent à un écureuil, mais
presque tous à un singe.
Je n'en suis pas plus fier, et je les accompagne dans les champs,
en leur empruntant l'aiguillon pour piquer les boeufs.
J'entre jusqu'au genou dans les sillons, à la saison du
labourage ; je me roule dans l'herbe au moment où l'on
fait les foins, je piaule comme les cailles qui s'envolent, je
fais des culbutes comme les petits qui tombent des nids quand
la charrue passe.
Oh ! quels bons moments j'ai eus dans une prairie, sur le bord
d'un ruisseau bordé de fleurs jaunes dont la queue tremblait
dans l'eau, avec des cailloux blancs dans le fond, et qui emportait
les bouquets de feuilles et les branches de sureau doré
que je jetais dans le courant !...
Ma mère n'aime pas que je reste ainsi, muet, la bouche
béante, à regarder couler l'eau.
Elle a raison, je perds mon temps.
"Au lieu d'apporter ta grammaire latine pour apprendre tes
leçons ! "
Puis, faisant l'émue, affichant la sollicitude " Si
c'est permis, tout taché de vert, des talons pleins de
boue... On t'en achètera des souliers neufs pour les arranger
comme cela ! Allons, repars à la maison, et tu ne sortiras
pas ce soir ! "
Je sais bien que les souliers s'abîment dans les champs
et qu'il faut mettre des sabots, mais ma mère ne veut pas
! ma mère me fait donner de l'éducation, elle ne
veut pas que je sois un campagnard comme elle !
Ma mère veut que son Jacques soit un Monsieur.
Lui a-t-elle fait des redingotes avec olives, acheté un
tuyau de poêle, mis des sous-pieds, pour qu'il retombe dans
le fumier, retourne à l'écurie mettre des sabots
!
Ah oui ! Je préférerais des sabots ! J'aime encore
mieux l'odeur de Florimond le laboureur que celle de M. Sorbet,
le professeur de huitième ; j'aime mieux faire des paquets
de foin que lire ma grammaire, et rôder dans l'étable
que traîner dans l'étude.
Je ne me plais qu'à nouer des gerbes, à soulever
des pierres, à lier des fagots, à porter du bois
!
Je suis peut-être né pour être domestique !
C'est affreux ! oui, je suis né pour être domestique
! Je le vois ! Je le sens ! ! !
Mon Dieu ! Faites que ma mère n'en sache rien !
J'accepterais d'être Pierrouni le petit vacher, et d'aller,
une branche à la main, une pomme verte aux dents, conduire
les bêtes dans le pâturage, près des mûres,
pas loin du verger.
Il y a des églantiers rouges dans les buissons, et là-haut
un point barbu, qui est un nid ; il y a des bêtes du bon
Dieu, comme de petits haricots qui volent, et dans les fleurs,
des mouches vertes qui ont l'air saoules.
On laisse Pierrouni se dépoitrailler, quand il a chaud,
et se dépeigner quand il en a envie.
On n'est pas toujours à lui dire :
" Laisse tes mains tranquilles, qu'est-ce que tu as donc
fait à ta cravate ? - Tiens-toi droit. - Est-ce que tu
es bossu ? - Il est bossu ! - Boutonne ton gilet. - Retrousse
ton pantalon, - Qu'est-ce que tu as fait de l'olive ? L'olive
là, à gauche, la plus verte ! - Ah ! cet enfant
me fera mourir de chagrin ! "
Mais les grands domestiques aussi sont plus heureux que mon père
!
Ils n'ont pas besoin de porter des gilets boutonnés jusqu'en
haut pour couvrir une chemise de trois jours ! Ils n'ont pas peur
de mon oncle Jean comme mon père a peur du proviseur ;
ils ne se cachent pas pour rire et boire un verre de vin, quand
ils ont des sous ; ils chantent de bon coeur, à pleine
voix, dans les champs, quand ils travaillent ; le dimanche, ils
font tapage à l'auberge.
Ils ont, au derrière de leur culotte, une pièce
qui a l'air d'un emplâtre : verte, jaune ; mais c'est la
couleur de la terre, la couleur des feuilles, des branches et
des choux.
Mon père, qui n'est pas domestique, ménage, avec
des frissonnements qui font mal, un pantalon de casimir noir,
qui a avalé déjà dix écheveaux de
fil, tué vingt aiguilles, mais qui reste grêlé,
fragile et mou !
A peine il peut se baisser, à peine pourra-t-il saluer
demain...
S'il ne salue pas, celui-ci..., celui-là... (il y a à
donner des coups de chapeau à tout le monde, au proviseur,
au censeur, etc.), s'il ne salue pas en faisant des grâces,
dont le derrière du pantalon ne veut pas, mais alors on
l'appelle chez le proviseur !
Et il faudra s'expliquer ! - pas comme un domestique - non ! comme
un professeur. Il faudra qu'il demande pardon.
On en parle, on en rit, les élèves se moquent, les
collègues aussi. On lui paye ses gages (ma mère
nomme ça " les appointements ") et on l'envoie
en disgrâce quelque part faire mieux raccommoder ses culottes,
avec sa femme qui a toujours l'horreur des paysans ; avec son
fils... qui les aime encore...
Je me suis battu une fois avec le petit Viltare, le fils du professeur
de septième.
Ç'a été toute une affaire !...
On a fait comparaître mon père, ma mère ;
la femme du proviseur s'en est mêlée ; il a fallu
apaiser Mme Viltare qui criait :
" Si maintenant les fils de pion assassinent les fils de
professeur ! "
Le petit Viltare m'avait jeté de l'encre sur mon pantalon
et mis du bitume dans le cou : je ne l'ai pas assassiné,
mais je lui ai donné un coup de poing et un croc-en-jambe...,
il est tombé et s'est fait une bosse.
On a amené cette bosse chez le proviseur (qui s'en moque
comme de Colin Tampon, qui se fiche de M. Viltare comme
de M. Vingtras), mais qui doit " surveiller la discipline
et faire respecter la hiérarchie " ; je les entends
toujours dire ça. Il m'a fait venir, et j'ai dû demander
pardon à M. Viltare, à Mme Viltare, puis embrasser
le petit Viltare, et enfin rentrer à la maison pour me
faire fouetter.
Ma mère m'avait dit d'être là au quart avant
cinq heures.
Ce n'est pas comme ça à Farreyrolles.
Je me suis battu avec le petit porcher, l'autre jour, nous nous
sommes roulés dans les champs, arraché les cheveux,
cognés, et recognés, il m'a poché un oeil,
je lui ai engourdi une oreille, nous nous sommes relevés,
pour nous retomber encore dessus !
Et après ?
Après ? - nous avons rentré nos tignasses, lui,
sous son chapeau, moi sous ma casquette, et on nous a fait nous
toper dans la main. - On en a ri tout le soir devant le chaudron
entre le Bénédicité et les Grâces,
et au lieu de me cacher de mon oncle, je lui ai montré
que j'avais du sang à mon mouchoir.
C'est le jour du Reinage.
On appelle ainsi la fête du village ; on choisit un roi,
une reine.
Ils arrivent couverts de rubans. Des rubans au chapeau du roi,
des rubans au chapeau de la reine.
Ils sont à cheval tous deux, et suivis des beaux gars du
pays, des fils de fermiers, qui ont rempli leurs bourses ce jour-là,
pour faire des cadeaux aux filles.
On tire des coups de fusil, on crie hourrah ! on caracole devant
la mairie, qui a l'air d'avoir un drapeau vert : c'est une branche
d'un grand arbre.
Les gendarmes sont en grand uniforme, le fusil en bandoulière,
et mon oncle dit qu'ils ont leurs gibernes pleines ; ils sont
pâles, et pas un ne sait si, le soir, il n'aura pas la tête
fendue ou les côtes brisées.
Il y en a un qui est la bête noire du pays et qui sûrement
ne reviendrait pas vivant s'il passait seul dans un chemin où
serait le fils du braconnier Souliot ou celui de la mère
Maichet, qu'on a condamnée à la prison parce qu'elle
a mordu et déchiré ceux qui venaient l'arrêter
pour avoir ramassé du bois mort.
En revenant de l'église, on se met à table.
Le plus pauvre a son litre de vin et sa terrine de riz sucré,
même Jean le Maigre qui demeure dans cette vilaine hutte
là-bas.
On a du lard et du pain blanc, - du pain blanc !...
On remplit jusqu'au bord les verres ; quand les verres manquent,
on prend des écuelles et on boit du vivarais comme du lait,
- un vivarais qu'on va traire tout mousseux à une barrique
qui est près des vaches...
Les veines se gonflent, les boutons sautent !
On est tous mêlés ; maîtres et valets, la fermière
et les domestiques, le premier garçon de ferme et le petit
gardeur de porcs, l'oncle Jean, Florimond le laboureur, Pierrouni
le vacher, Jeanneton la trayeuse, et toutes les cousines qui ont
mis leur plus large coiffe et d'énormes ceintures vertes.
Après le repas, la danse sur la pelouse ou dans la grange.
Gare aux filles !
Les garçons les poursuivent et les bousculent sur le foin,
ou viennent s'asseoir de force près d'elles sur le chêne
mort qui est devant la ferme et qui sert de banc.
Elles relèvent toujours leur coude assez à temps
pour qu'on les embrasse à pleines joues.
Je danse la bourrée aussi, et j'embrasse tant que je peux.
Un bruit de chevaux ! - Les gendarmes passent au galop...
C'est à la maison Destougnal dans le fond du village ;
ceux de Sansac sont venus, et il y a eu bataille.
On se tue dans le cabaret.
- Anyn ! les gars ! - ceux de Farreyrolles en avant !
On franchit les fossés, en se baissant dans la course pour
ramasser des pierres ; en cassant, dans les buissons qu'on saute,
une branche à noeuds ; j'en vois même un qui a un
vieux fusil ! ils ne crient pas, ils vont essoufflés et
pâles...
Voilà le cabaret !
On entend des bouteilles qui se brisent, des cris de douleur :
" A moi, à moi ! " comme un sanglot.
C'est Bugnon le Velu qui crie !
Ils se sont jetés sur ce cabaret comme des mouches sur
un tas d'ordures ; comme j'ai vu un taureau se jeter sur un tablier
rouge, un soir, dans le pré.
Du rouge ! il y en a plein les vitres du cabaret et plein les
bouches des paysans...