J'en ai assez leurs regards. Marre de leur pitié. C'est pire la douleur. Plus agaçant que les brûlures, les picotements sur paupières, les narines. Bon sang, ce que ça m'démange ! Et ils m'ont attaché, les salauds...
Ca y est. Ça recommence. J'ai les joues en feu. Y a quelque chose qui coule dans mon nez... Sur ma bouche. Et ça me gratte encore plus. Merde. Qu'est-ce qu'ils m'ont fait?
J'peux plus bouger les lèvres. Du plomb. J'suis muet, ma parole.
Cinq fois qu'elle vient me tamponner le visage avec sa foutue gaze. Pour rien. Ça soulage pas. Remarque, elle est jolie. La regarder, ça fait tout de même du bien.
Mais qu'est-ce qu'elle cocotte! Avec quoi elle a pu s'asperger? Elle a dû s'gourrer de bouteille. Elle a confondu la vinaigrette avec le déodo... Tiens, à défaut de lèvres, j'ai encore un pif?
Les cliquetis métalliques, les froissements de papier, la pression des liquides dans les seringues... Même le goutte-à-goutte dans cette putain de perfusion, je l'entends! Ça résonne! Ça me vrille les tempes! Merde, c'est pas soutenable!
Pars pas! Pars pas, bon Dieu!... Elle s'est tirée, la garce. Elle m'a laissé en tête à tête avec le plafond. Je hais ce plafond. Je hais sa blancheur. On dirait un écran de cinéma. Un putain d'écran où défilent des images que j'veux pas voir. Arrêtez le film! Merde, arrêtez! J'vous en supplie!
Ça fait si longtemps. Au moins six ou sept ans maintenant... C'était au début... Au début, tiens... j'suis pas amnésique, alors? Hourra! J'peux pas bouger un doigt de pied, mais ma mémoire est intacte...
C'est le remords? Je connaissais pas le remords, avant. Paraît qu'au moment de mourir, on voit défiler toute sa vie. Faux. Moi, c'est la femme de la villa que j'ai revue. Son visage a surgi, juste après... J'avais le nez contre l'arbre, ça a claqué dans ma tête. L'écho du choc. Le même que celui des coups que je lui avais envoyés ce jour-là. «Arrête, mais arrête bon Dieu! Elle a dit la vérité sur la planque! J'ai le fric! On peut s'tirer! Arrête!»... Il avait beau hurler, s'égosiller, Claude, je continuais à cogner. Il a fallu qu'il m'arrache à elle.
Sur l'herbe humide, affalé dans mon propre sang, c'est son visage que j'ai revu. Défiguré par les plaies
Pourtant, je l'avais complètement oubliée, celle-là. Y en a eu d'autres, depuis. J'ai jamais eu le moindre regret. Pourquoi maintenant? Pourquoi, sur ce putain de lit d'hôpital, sous ce putain de plafond, elle vient me torturer? Peut-être parce qu'elle et moi, on a le même visage, maintenant. Défiguré...
Elle est morte le soir même de l'agression : Claude l'avait lu dans un journal. Ni chaud ni froid qu'ça m'avait fait à l'époque...
Merde! Ma boucle d'oreille! Mon fétiche! Me dites qu'elle est restée dans l'herbe, là-bas? Depuis que j'ai perdu la première, la poisse me poursuit. Si l'autre a disparu, ça voudra dire que j'vais claquer ici, à l'hosto... Où elle est? Bordel, où elle est, cette boucle d'oreille de malheur? Faut que j'le sache, maintenant...
Y a sûrement une sonnette quelque part, près du lit. Impossible de remuer. J'suis taillé dans un bloc de  béton... Redresser la nuque au moins. Pour plus voir ce foutu plafond. J'y arrive pas, merde, j'suis coincé ! Et la gratte qui reprend. C'est plus des démangeaisons, c'est des déchirures. Ça brûle! Putain, j'ai mal.
Crier! Appeler au secours!
Combien de temps ils vont me laisser souffrir, les salauds?
Qui c'est qu'a gueulé comme ça? Dites pas qu'c'est moi! Ça ressemblait à un beuglement. Ça semblait venir directo d'un abattoir... Non, c'est pas moi, ça doit -être l'autre, la femme de la villa. Elle me nargue encore du haut de son plafond...
Ah! Enfin! V'là Miss Vinaigrette. Plus une autre. Une vieille rombière à binocles que j'ai jamais vue.
Elles me préparent une piqûre. De la morphine? Un somnifère?... J'veux pas dormir! Si je m'endors, elle va me faire cauchemarder... Le liquide court dans mes veines. Putain, c'est froid. V'là que le plafond danse. Ça tourne. J'ai le vertige. J'ai envie de vomir.


§§§


Vinaigrette, plus une pointe de fruits de la passion. On a pas idée de s'asperger avec un truc pareil. Ça m'donne envie d'éternuer... N'empêche, c'est bon s d'ouvrir les yeux sur un parfum de femme. Sur un sourire. Qu'est-ce qu'elle s'active! Elle est de plus en plus jolie. Mais l'autre, là, la femme de la villa vient encore rôder... Faut que je m'redresse. Merde, un coup de poignard dans le thorax.
Miss Vinaigrette met un doigt sur ses lèvres :
« Du calme! Il est encore bien trop tôt pour vous agiter. Vous avez dormi pendant... (elle regarde sa montre) deux semaines. Vous êtes hors de danger maintenant. »
Cette fois, elle a dû saisir la panique dans mon regard : elle rougit comme une pivoine, baisse les yeux. Y a quelqu'un d'autre qui cause dans la chambre. J'arrive à tourner légèrement la tête : trois blouses blanches entourent mon lit. Des toubibs. Je déteste les toubibs. C'est l'angoisse. Totale.
«Tout va bien, monsieur Roupert. »
Mauvais début. Il a le sourire type du mec habitué à annoncer des catastrophes.
«Vous avez été victime d'un très grave accident de moto. On peut dire que vous êtes un miraculé. Vous vous réveillez aujourd'hui d'un coma profond, sans aucune séquelle importante. Votre électrocardiogramme est normal, tous les examens sont bons. »
J'essaie de réagir. D'un geste de la main, il me fait signe de ne pas bouger.
«Les douleurs que vous ressentez sont dues aux hématomes. Vous êtes couvert d'ecchymoses. Regardez vous-même! Allez-y, si vous vous relevez tout doucement, vous n'aurez pas mal. »
Il glisse sa main sous mon dos, m'aide à redresser la nuque. Cric, crac, j'ai les os qui pètent ou quoi? J'peux enfin voir mon corps : j'ai les deux jambes dans le plâtre, les bras et le buste entièrement bandés. Une vraie momie. Mes doigts et mes orteils sont noirs.
«Vous avez les jambes cassées, autrement dit de la pacotille. Votre peau va passer par toutes les teintes de l'arc-en-ciel puis elle retrouvera, dans quelques mois, sa couleur normale».
Il a rien dans les yeux, ce mec. Rien sous son masque de toubib. La cinquantaine passée, le regard bleu, froid, les lèvres fines et serrées, y a pas un muscle qui bouge sur sa tronche. Tenue stérile, bleue : j'suis en « soins intensifs». Merde.
Deux jeunes l'accompagnent. Un vague duvet au menton : des étudiants sans doute. Ils peuvent pas me fixer plus de quelques secondes.
 Mauvais plan.
«Au niveau moteur et cérébral, vous êtes indemne. Mais... c'est votre visage qui a souffert. Le choc a soufflé le pare-brise de la moto, vous avez été projeté contre un arbre et des éclats de verre se sont enfoncés dans votre peau. »La pause. J'en ai besoin. Je sens que j'vais chialer. Merde, ça brûle, les larmes!« Rassurez-vous! Vous êtes à la clinique Sainte-Marie, la clinique du docteur Maupin, l'un des chirurgiens esthétique les plus réputés. Vous avez peut-être entendu parler de lui ? »
Pourquoi j'aurais entendu causer d'ce gusse?... Je suis un braqueur, un tueur à gages. Les gens de mon espèce ont pas l'habitude d'aller s'faire lifter, ou d's'offrir des nibards en silicone. Qui c'est qui m'a fait hospitaliser ici? Myriam? Avec l'argent du dernier contrat? Le masque en tenue stérile fait quelques pas autour du lit, prend appui sur les barreaux. Genre j'suis décontract. Tu parles, il ressemble à un bloc de tôle compressée. Il m'a pas encore tout dit. Allez, vas-y! Au point où j'en suis! Accouche, bon Dieu!
«Le choc a été si violent que votre casque a enfoncé la trachée et touché les cordes vocales. C'est pourquoi vous ne pouvez pas parler. »
Mes yeux vont sortir de leurs orbites. Qu'on en finisse, bon sang! Qu'il me lâche tout, d'une traite!
«Vous allez subir une opération. Demain. Une opération délicate, je ne vous le cache pas. Mais je vous le répète, vous êtes entre de bonnes mains. Le docteur Maupin vous rendra visage humain. Puis vous serez transféré dans un autre hôpital où vous subirez une seconde intervention, sur les cordes vocales. »
Il pose sa main sur mon bras, ou plutôt sur le bandage qui l'enveloppe. Une simple pression, puis :
«Allez! Courage!»
Il s'est barré sur cette parole. L'espèce de grognement qui sort de mon gosier arrête Miss Vinaigrette sur le seuil. Elle comprend mon appel et revient.
«Vous voulez que je reste un moment avec vous?... Pour dire "oui", clignez une fois des paupières, pour dire "non", clignez deux fois. »
Un clignement.
Elle s'assoit près du lit, saisit doucement le bout de mes doigts. Elle est chaude, sa main.
«Vous verrez, le docteur Maupin est un homme formidable. Il passera sûrement ce soir, pour discuter avec v... enfin, je veux dire, pour prendre contact. Cela fait 12 deux jours qu'il travaille sur vos photos. Votre femme lui en a apporté. Il les étudie, il s'en imprègne : c'est ainsi qu'il procède toujours. Je suis sûre qu'il arrivera à vous rendre votre visage. »
 Je serre ses doigts, de toute la force qu'il m'est possible. Résultat : je les effleure à peine, j'm'en rends bien compte.
« Vous voulez savoir autre chose? »
Un clignement.
«Au sujet de votre femme?» Deux clignements.
« Au sujet de l'opération ? »
Deux clignements.
«Au sujet de l'accident?»
Un clignement.
Elle est gênée. Elle se tait un instant, s'éclaircit la voix, reprend :
«Vous voulez savoir comment est votre visage en ce moment, c'est ça ? »
Un clignement.
«Je vous assure, il faut me croire. Les pansements vous donnent l'air d'une momie, c'est tout ce que je peux vous dire. »
Te fous pas de moi, poupée. Je lâche un autre râle, plus fort que les autres.
«J'étais dans le service lorsque vous êtes arrivé, mais ce n'est pas moi qui vous ai donné les premiers soins. Je n'ai vu votre visage qu'une fois bandé. »
J'essaie encore de remuer, de lutter contre cette putain de paralysie. J'en chie, mais j'arrive à lever un bras, à redresser le pouce et l'index, à les rapprocher l'un de l'autre.
«Vous voudriez écrire, c'est ça?»
 Un clignement.
« D'accord, on va essayer. »
Elle s'en va, revient avec une feuille de papier et un crayon. Elle glisse le crayon entre mes doigts, soutient ma main et m'aide à tracer les lettres.
« B 0 U... » Encore un râle, ou un beuglement, comme on voudra. J'peux pas écrire non plus. Elle paraît gênée de pas me comprendre, d'être si longue à la détente. Elle réfléchit, fait ta moue. Sa petite bouche dessine un coeur. Elle fixe les trois lettres sur le papier, les répète machinalement. Allez, cocotte, fais travailler tes méninges. Tant pis si la douleur me fait claquer sur place, je soulève une nouvelle fois le bras. Un poids d'une tonne. L'articulation de mon épaule se déchire. Je tends mes doigts vers son visage... Elle s'approche 4 timidement : j'arrive à frôler son oreille.
«Vous m'avez touché l'oreille... Vous voulez savoir si vos oreilles sont intactes, c'est ça?»
Deux clignements.
NON! NON! C'EST Pas ÇA! Je sue comme une bête sous le pansement, et ça brûle de plus belle.Elle met la main à l'oreille, caresse machinalement la petite perle qui pend à son lobe.
«Boucle d'oreille? »
Un clignement.Elle réfléchit. Arrête de cogiter, ma poule, j'en peux plus, moi.
«Attendez! Je crois comprendre... C'est moi qui ai rassemblé vos affaires lorsqu'on vous a déshabillé. Vous portiez une boucle d'oreille...»
Un clignement.
«Un petit anneau d'argent auquel est accroché un triangle d'or, c'est ça?»
Un clignement.
J'vais encore chialer. Ils m'ont transformé en gonzesse, ces cons... Je la fixe. Continue !
«Pourquoi tenez-vous tant à cette boucle d'oreille?... C'est un porte-bonheur?»
Un clignement. Continue! Continue!
«Vous voudriez la porter pendant l'opération? »
Un clignement.
«C'est impossible. On ne peut garder aucun bijou pendant une opération. »
Quoi? Si j'étais pas attaché, j't'en collerais une, poufiasse!
« Mais je vous promets de demander au docteur Maupin la permission de la poser quelque part, à proximité de la table d'opération. Ça ira? »
Un clignement. Un long clignement. Ouais, ça ira, ma belle. Sympa...
J'peux plus rouvrir les yeux. Ils sont comme collés. Je suis soulagé, mais qu'est-ce que j'tiens. J'suis naze. J'ai envie de pioncer.

§§§

Au-dessus de moi, une lampe. Braquée. Comme pour un interrogatoire. Les infirmières vont et viennent. Où elle est, Miss Vinaigrette?... Et mon fétiche? Elle me l'avait pourtant promis. Vacherie!
J'ai peur. Je crève de trouille. Moi, le voyou. Moi, le tueur à gages, immobilisé sur une table d'opération, j'ai la tremblote.
 Les silhouettes blanches s'activent, me lancent desparoles d'encouragement de temps en temps. «Tout va bien. » Mon cul, ouais! La pétoche grandit.
L'anesthésiste prend ma tension, prépare l'injection. Je veux pas m'endormir sans avoir vu mon fétiche. Où elle est, Miss Vinaigrette?... Pourquoi elle a pas tenu parole?
«Ça va?»
Un visage inconnu au-dessus de moi.
Deux clignements. Non. Ça va pas. Pas du tout.
C'est lui. Le toubib. Le grand manitou.
II défait lentement mes pansements. Je vois le tissu tomber par bribes. Y a des taches rouges dessus.
«Ce n'est plus douloureux, n'est-ce pas?... Bien. »
Il m'observe avec attention, sourit. Un vrai sourire. Pas la grimace des autres pantins. Il a un regard franc, direct. Mon souffle s'apaise peu à peu. J'arrive presque à respirer.
« Nous réussirons, ne vous inquiétez pas. Je ne dis pas ,que vous pourrez concourir comme mannequin, vous garderez quelques cicatrices. Notamment là... Et là... »
II indique du doigt mon front et mon menton.
« Mais ces cicatrices seront minimes. Je pense même que vous aurez un nez plus fin qu'à l'origine... Ça ira?»
Qu'est-ce qu'il me chante là? Mon tarin, j'en ai rien à battre. C'que j'veux pas, c'est clamser. L'anesthésiste attend son signal pour m'endormir. Il est là, seringue en main, pointée comme un canon de 38.
« Ne vous inquiétez pas. C'est vous qui me direz quand nous pourrons y aller. » Jamais j'ai fixé un homme comme ça. jusqu'à voir à l'intérieur de lui. Jamais j'ai supplié personne comme maintenant.
J'veux pas mourir. La femme de la villa, elle est revenue. Elle tourne autour de la lampe. Elle me menace... Le toubib sourit encore. IL est complètement nature, ce mec. C'en est surprenant. Il fouille rapidement dans la poche de sa blouse.
«Adèle m'a mis au courant. Regardez! Est-ce que vous êtes rassuré avec ça?»
Ma boucle d'oreille. Je me tourne vers l'anesthésiste. Un clignement.
«À tout à l'heure », souffle le toubib. C'est ça. À plus!

§§§

J'veux plus voir Myriam. J'veux plus voir personne. J'ai la dit au personnel de pas la laisser entrer. Elle l'a mal pris, il paraît. Tu m'étonnes. 1e l'ai entendue brailler à l'autre bout du couloir. Elle a pas marché dans la com- bine des complications... Qu'elle aille au diable!
J'en rajouterais si j'disais que j'suis en pleine forme. Mais ça va rudement mieux. Et puis surtout, j'suis pas mort. l'peux même bouger les bras. Y a que le plâtre qui m'empêche de marcher.
Bizarre, depuis qu'il m'a charcuté, Maupin, j'me sens différent. )e sais pas au juste ce qu'il a fait, le grand manitou. À croire qu'il a trifouillé dans mon cerveau en me rafistolant la trombine. Qu'il a changé mon caractère. Le passé, j'veux plus y penser. Je veux plus refaire ce que j'ai fait avant. Un peu comme si j'avais payé une dette. Ouais, c'est ça, j'ai payé pour toutes les saloperies. S'ils m'entendaient, les autres... Le « loup sanguinaire » transformé en agneau... Remarque, pour le moment, ils peuvent pas m'entendre. Vu que j'suis toujours muet. Motus, bouche cousue. Y a rien qui sort de mon gosier. Ce qui me fout les jetons, c'est le temps qui passe. Si la police me retrouvait ici... Des fois, j'espère que Maupin m'a fait une nouvelle gueule. Nouvelle gueule, nouveau départ dans la vie.
Je m'emmerde un peu, remarquez. Cogiter, ça a jamais été mon truc. Alors je caresse souvent ma boucle d'oreille. Je fais tourner le p'tit triangle d'or autour de l'anneau d'argent toute la sainte journée. Cette fois, il me quitte plus, mon fétiche. Un nouveau départ...
Miss Vinaigrette est de plus en plus jolie. Elle schlingue un peu moins. Elle a compris que son parfum, j'y étais allergique. Un matin, j'ai tellement éternué que mon pansement a failli sauter... On cause bien tous les deux. Avant, j'ai jamais pu tchatcher avec une nana.
Je lui réponds en écrivant sur un papier. Elle se marre tout ce qu'elle peut, à cause des fautes d'orthographe. Paraît qu'y en a bézef. Tu m'étonnes, j'ai pas été à l'école, moi.
Onze heures. Elle devrait plus tarder. Je reconnais son pas léger derrière la porte, sa façon de frapper avant d'entrer en passant son joli minois par l'entrebâillement. On dirait une petite souris.
«C'est le grand jour! qu'elle m'annonce d'entrée de jeu. On va retirer vos pansements. »
J'ai un coup au coeur. Déjà?... Merde. Déjà! Je triture l'anneau de ma boucle d'oreille. J'suis pas prêt, moi. Pas encore.
Elle me tend la feuille de papier et le stylo.
« S'est vou qu'aller me dépiauté la tronche ?
- Non, c'est le docteur lui-même qui le fait. Et il exige que personne ne soit présent dans la chambre. Il aime découvrir son oeuvre seul.
- Ci mon nouvau louk vous plest, on ira sans jeté un après ?
- Vous êtes tous les mêmes, les hommes! »
Elle éclate de rire. Puis elle se casse. V'là Maupin.
Il tire une chaise, s'assoit près du lit. Il m'observe un instant, s'arrête sur ma boucle d'oreille. À son tour, il fait danser le p'tit triangle d'or pendant quelques secondes. Histoire de me rendre un peu moins nerveux, sûrement.
« Allez, on y va! »
Il retire très rapidement le pansement, d'un seul mouvement. J'ai le palpitant qui s'affole. Il me regarde. L'oeil professionnel : j'peux rien en déduire pour l'instant. Ses yeux se posent sur mon front, mon nez, mon menton, remontent sur ma joue droite, passent à la gauche, s'arrêtent... C'est un peu long son cirque tout de même. J'peux presque voir les bonds de mon caeur sous mon pyjum... Il prend un peu de recul. Il a l'air satisfait. Je souffle.
Merde. Qu'est-ce qui se passe? V'là qu'il se met à trembler. Trembler des lèvres. On dirait qu'il va chialer.
Non pourtant, il chiale pas. Au contraire, il sourit. Mais j'ai jamais vu ça. Un sourire si large qu'on dirait une plaie qui fend son visage.
Il me tend un miroir. Je le prends. J'attends avant de zyeuter. Je souffle un bon coup. Et puis je regarde.
 J'peux pas crier. J'peux pas hurler. Mais y a un truc qui monte en moi. Qui va jusqu'à mes lèvres et qui peut pas sortir. Ça m'déchire la poitrine, ça m'tord les boyaux. Dites-moi que ce monstre, là, dans la glace... Ce truc complètement difforme, cette face d'éléphant qu'a plus d'yeux, qu'a plus d'bouche. Dites, c'est pas moi, hein? C'est une farce?
Je me tourne vers Maupin. Il s'marre. Il s'marre si fort que j'en ai mal à la tête. Il tient quelque chose à la main. Qu'est-ce que c'est que ce truc qu'il agite sous mon nez? )e chiale tellement que je vois que dalle. Attends, attends, je renifle... Y a un anneau d'argent, un petit triangle d'or...
«J'ai cette boucle d'oreille depuis sept ans. Je l'avais trouvée près du cadavre de ma femme, dans ma villa. Vous avez la paire, maintenant. »

FIN