" Il est cinq heures, Paris s'éveille... II est cinq heures,
je n'ai pas sommeil... " Les paroles d'une vieille chanson lui trottent dans la tête.
Menteuse, la chanson : huit heures passées, et Paris
dort encore. Les rues sont désertes, les boutiques fermées, les volets clos. Pas un chat dehors. Et Yassin a
sommeil... Le décalage horaire sans doute.
Moins paresseux que les Parisiens, le soleil commence
à émerger d'un ciel parfaitement dégagé. La journée
s'annonce chaude pour un mois d'avril.
«April in Paris». Une autre chanson... Qui dit vrai, cette
fois.
C'est beau, Paris, en avril. Elle a de la classe, la capitale. Et c'est bon de la retrouver, après neuf mois de
tournée mondiale. Oui, ça fait du bien de rentrer au
bercail. Il deviendrait chauvin, le p'tit beur?... La
meilleure!
Le taxi a déposé Yassin devant le Palais-Royal. Une
halte avant d'aller retrouver la famille, à Aubervilliers.
Personne ne sait qu'il arrive ce matin. Elle va chialer, la
mère. Le déluge assuré.
«T'aurais pu me prévenir, j'aurais fait du couscous,
des gâteaux au miel! » Et le paternel : « Fais voir un
peu, mon fils, fais-vite voir! ... T'es sûr qu'ils t'ont pas
arnaqué? C'est bien de l'or, ce machin ? On va le mettre
dans une vitrine... »
Les jardins du Palais-Royal. Un bref jogging, histoire de
se réveiller. Mais décidément, un petit noir bien serré
serait le bienvenu... Pas un café ouvert. Qu'est-ce qui
se passe? Pourquoi ce désert?
La rue de Rivoli. Les arcades. Les boutiques de souvenirs : fermées. Closed ! Yassin glisse la main sous son
sweat : au cou, il en a un, souvenir. Un sacré...
Place des Pyramides. La statue de Jeanne d'Arc. Yassin
s'arrête. Le retour au pays, ça se fête, et il a envie de
causer, de partager sa joie. Jeanne est là, il en profite,
faute de mieux.
- Hé! La dernière fois que j't'ai vue, t'avais pas de l'or,
t'avais que du bronze. Alors, toi aussi, t'as gagné aux
jeux Olympiques?
Il caresse d'une main les flancs du cheval, faufile
l'autre sous son sweat : même douceur, même chaleur.
Celle de l'or... Couronne de lauriers sur la tête, le
regard farouche, Jeanne brandit son étendard. Pas très
commode, la pucelle. Le canasson a l'air plus sympa.
Quoique, avec ses oeillères...
- Dis, Jeanne, entre nous, c'est vrai que t'es restée
pucelle ?
- Dis, c'est vrai que t'as viré les Anglais?... T'aimais
pas les étrangers, alors?... Et les Arabes, qu'est-ce que
t'en penses?
- Dis, c'est vrai que t'entendais des voix?...
Finalement, on est un peu pareils, tous les deux. Tu
t'es battue comme un mec, t'as gagné de l'or, t'entendais des voix... Moi aussi, j'entends des voix. Celles
des supporters. Ça fait des mois qu'elles résonnent
dans ma tête :
«Allez, Yassin, bats-toi! Fais-voir un peu qui t'es! Tue-le! Mets-le au tapis! Écrase-lui la gueule! ... »
- Dis Jeanne, t'as eu la même sensation que moi,
quand tu les as mis K.0, tes ennemis? Toi, t'as descendu des Anglais, moi, j'ai fait dans le multinational,
j'ai eu un japonais, un Russe et un Américain. Pas mal,
hein?
- Tu sais, Jeanne, t'aimais peut-être pas les étrangers
à l'époque, mais je suis sûr que dans le fond, t'es pas
raciste.
Pas de réponse. Dommage... Déçu, Yassin accroche
son sac à une des patères en forme de fleur de lys,
sous les flancs du cheval, s'assoit par terre et allume
une cigarette.
- La fumée, ça te dérange pas au moins?
Rêveur, il fixe la grande roue des Tuileries, en face.
Voilà que ça le reprend. Le vertige. Comme dans la
salle, sous les projecteurs, sous les acclamations.
Comme en montant sur le podium : la troisième
marche, la plus haute. Rien que ça! Dire qu'il a pleuré,
le p'tit beur, en écoutant La Marseillaise. C'est pas tous
les jours qu'on devient un p'tit beur en or, non?... Et
puis les hurlements de la foule, encore. Tiens, il les
entend de nouveau. Un cri qui monte, enfle, aussi puissant qu'un coup de tonnerre. C'est quelque chose, une
foule en délire...
- Dis, Jeanne, c'est le fait d'être avec toi ou quoi?
C'est contagieux... T'entends? Dis, t'entends?...
Yassin scrute la rue de Rivoli : toujours déserte. Aux
Tuileries, personne. Alors il vient d'où, ce grondement? Au bout
de la rue des Pyramides, loin, très loin, des silhouettes se
détachent. Avançant à grands pas. Non, il
n'a pas rêvé, le p'tit beur en or, les voix qu'il entend
sont bien réelles.
Personne ne savait qu'il rentrait ce matin. Il a tenu à
voyager incognito... Les silhouettes se dessinent, de
plus en plus précises. Nombreuses. Une véritable
marée. Des drapeaux tricolores flottent au vent. Ça
chante, ça scande des slogans... Des supporters?
Oui, sûrement. Des visages apparaissent : ils ont la
même expression que dans la salle. Au détour du combat, il apercevait de temps à autre les traits d'un
spectateur, déformés par la rage, la cruauté. Comme maintenant...
Bizarre, ce frisson d'angoisse qui lui parcourt l'échine.
Pas vraiment agréable, cette brusque suée. Franchement pénibles, les battements de son coeur qui cogne.
Un coup d'oeil machinal sur sa montre : 1, indique le
cadran de la date. Avril a cédé la place à mai. Le désert
dans les rues, les boutiques et les cafés fermés : c'est
le 1er mai.
Le 1er mai à Paris. Devant la statue de Jeanne d'Arc.
Merde.
En face, la foule déboule, droit sur lui. Crânes rasés,
treillis, insignes nazis tatoués sur les bras, rangers,
matraques... Des skins. En avant première pour le
défilé de Le Pen.
Ils l'entourent rapidement.
- Qu'est-ce que tu fous là, bougnoule?
Tremblante, sa main court sous son sweat : une
médaille d'or, ça peut servir d'arme, de gilet pare-balles? D'anti-passage à tabac?
Un premier coup de poing l'atteint à la mâchoire.
- Bats-toi!
Il recule. Un coup de pied le repousse vers le centre.
Un autre lui fait mordre la poussière. Les rangers se
bousculent, lui brisent le nez. Le sang jaillit.
- Allez! Montre un peu qui t'es! Bats-toi!
Une rafale de coups de pied dans l'estomac.
Se battre? Ici? Mais il est où, le tatami? Et son
kimono? Son coach? L'arbitre? Y a pas d'arbitre...
C'est pas un combat dans les règles...
Il lève les yeux vers la statue : Dis, Jeanne, tu veux bien
être mon arbitre ? Si tu prenais le parti de l'étranger,
pour une fois ?Fais quelque chose, quoi! Passe-moi ta
lance! Fonce-leur dans le tas avec ton cheval !...
Le cercle se resserre. L'enferme. Au-dessus de lui, les
matraques s'élèvent, forment une nuée noire, une masse compacte dans laquelle perce de temps à autre
l'or de la pucelle, l'or de la médaille sous le sweat déchiqueté.
Dis, la pucelle, pourquoi tu les as laissés faire?...
Maintenant, t'as plus qu'à attendre le service de nettoyage. Va bien falloir qu'elles partent, ces taches de
sang sur ta belle armure dorée.
Fin