
Marguerite Yourcenar(1903-1985),
Nouvelles orientales,
1938.

On l'appelait Kostis le
Rouge parce qu'il avait les cheveux roux, parce qu'il
s'était chargé la conscience d'une bonne
quantité de sang versé, et surtout parce qu'il
portait une veste rouge lorsqu'il descendait insolemment à
la foire aux chevaux pour obliger un paysan terrifié
à lui vendre à bas prix sa meilleure monture,
sous peine de s'exposer à diverses
variétés de morts subites. Il avait
vécu terré dans la montagne, à
quelques heures de marche de son village natal, et ses
méfaits s'étaient longtemps bornés
à divers assassinats politiques et au rapt d'une douzaine de
moutons maigres. Il aurait pu rentrer dans sa forge sans être
inquiété, mais il était de ceux qui
préfèrent à tout la saveur de l'air
libre et de la nourriture volée. Puis deux ou trois meurtres
de droit commun avaient mis sur le pied de guerre les paysans du
village; ils l'avaient traqué comme un loup et
forcé comme un sanglier. Enfin, ils avaient
réussi à s'en saisir dans la nuit de la
Saint-Georges, et on l'avait ramené au village en travers
d'une selle, la gorge ouverte comme une bête de boucherie, et
les trois ou quatre jeunes gens qu'il avait
entraînés dans sa vie d'aventures avaient fini
comme lui, troués de balles et percés de coups de
couteau. Les têtes plantées sur des fourches
décoraient la place du village; les corps gisaient l'un sur
l'autre à la porte du cimetière; les paysans
vainqueurs festoyaient, protégés du soleil et des
mouches par leurs persiennes fermées; et la veuve du vieux
pope que Kostaki avait assassiné six ans plus tôt,
sur un chemin désert, pleurait dans sa cuisine tout en
rinçant les gobelets qu'elle venait d'offrir pleins
d'eau-de-vie aux paysans qui l'avaient vengée.
La veuve Aphrodissia s'essuya les yeux et s'assit sur l'unique escabeau
de la cuisine, appuyant sur le rebord de la table ses deux mains, et
sur ses mains son menton qui tremblait comme celui d'une vieille femme.
C'était un mercredi, et elle n'avait pas mangé
depuis dimanche. Il y avait trois jours aussi qu'elle n'avait pas
dormi. Ses sanglots réprimés secouaient sa
poitrine sous les plis épais de sa robe d'étamine
noire. Elle s'assoupissait malgré elle, bercée
par sa propre plainte; d'un sursaut, elle se redressa : ce
n'était pas encore pour elle le moment de la sieste et de
l'oubli. Pendant trois jours et trois nuits, les femmes du village
avaient attendu sur la place, piaillant à chaque coup de feu
répercuté dans la montagne par l'orage de
l'écho; et les cris d'Aphrodissia avaient jailli plus haut
que ceux de ses compagnes, comme il convenait à la femme
d'un personnage aussi respecté que ce vieux pope
couché depuis six ans dans sa tombe. Elle s'était
trouvée mal quand les paysans étaient
rentrés à l'aube du troisième jour
avec leur charge sanglante sur une mule éreintée,
et ses voisines avaient dû la ramener dans la maisonnette
où elle habitait à l'écart depuis son
veuvage, mais, sitôt revenue à elle, elle avait
insisté pour offrir à boire à ses
vengeurs.
Les jambes et les mains encore tremblantes, elle s'était
approchée tour à tour de chacun de ces hommes qui
répandaient dans la chambre une odeur presque
intolérable de cuir et de fatigue, et comme elle n'avait pu
assaisonner de poison les tranches de pain et de fromage qu'elle leur
avait présentées, il lui avait fallu se contenter
d'y cracher à la dérobée, en
souhaitant que la lune d'automne se lève sur leurs tombes.
C'est à ce moment-là qu'elle aurait dû
leur confesser toute sa vie, confondre leur sottise ou justifier leurs
pires soupçons, leur corner aux oreilles cette
vérité qu'il avait été
à la fois si facile et si dur de leur dissimuler pendant dix
ans: son amour pour Kostis, leur première rencontre dans un
chemin creux, sous un mûrier où elle
s'était abritée d'une averse de grêle,
et leur passion née avec la soudaineté de
l'éclair par cette nuit orageuse; son retour au village,
l'âme tout agitée d'un remords où il
entrait plus d'effroi que de repentir; la semaine
intolérable où elle avait essayé de se
priver de cet homme devenu pour elle plus nécessaire que le
pain et l'eau; et sa seconde visite à Kostis, sous
prétexte d'approvisionner de farine la mère du
pope qui ménageait toute seule une ferme dans la montagne;
et le jupon jaune qu'elle portait en ce temps-là, et qu'ils
avaient étendu sur eux en guise de couverture, et
ç'avait été comme s'ils avaient
couché sous un lambeau de soleil; et la nuit où
il avait fallu se cacher dans l'étable d'un
caravansérail turc abandonné; et les jeunes
branches de châtaignier qui lui assénaient au
passage leurs gifles de fraîcheur; et le dos
courbé de Kostis la précédant sur les
sentiers où le moindre mouvement trop vif risquait de
déranger une vipère; et la cicatrice qu'elle
n'avait pas remarquée le premier jour, et qui serpentait sur
sa nuque; et les regards cupides et fous qu'il jetait sur elle comme
sur un précieux objet volé; et son corps solide
d'homme habitué à vivre à la dure; et
son rire qui la rassurait; et la façon bien à lui
qu'il avait dans l'amour de balbutier son nom.
Elle se leva et épousseta d'un grand geste le mur blanc
où bourdonnaient deux ou trois mouches. Les lourdes mouches
nourries d'immondices n'étaient pas qu'une vermine un peu
importune dont on supportait sur la peau le va-et-vient mou et
léger: elles s'étaient peut-être
posées sur ce corps nu, sur cette tête saignante;
elles avaient ajouté leurs insultes aux coups de pied des
enfants et aux regards curieux des femmes. Ah, si l'on avait pu, d'un
simple coup de torchon, balayer tout ce village, ces vieilles femmes
aux langues empoisonnées comme des dards de
guêpes; et ce jeune prêtre, ivre du vin de la
Messe, qui tonnait dans l'église contre l'assassin de son
prédécesseur; et ces paysans acharnés
sur le corps de Kostis comme des frelons sur un fruit gluant de miel.
Ils n'imaginaient pas que le deuil d'Aphrodissia pût avoir
d'autre objet que ce vieux pope caché depuis six ans dans le
coin le plus honorable du cimetière: elle n'avait pu leur
crier qu'elle se souciait de la vie de ce pompeux ivrogne comme du banc
de bois des lieux au fond du jardin.
Et pourtant, malgré ses ronflements qui
l'empêchaient de dormir et sa façon insupportable
de se racler la gorge, elle le regrettait presque, ce vieillard
crédule et vain qui s'était laissé
duper, puis terroriser, avec l'exagération comique d'un de
ces jaloux qui font rire sur l'écran des montreurs d'ombres
: il avait ajouté un élément de farce
au drame de son amour. Et ç'avait été
bon d'étrangler les poulets du pope que Kostis emporterait
sous sa veste, les soirs où il se glissait à la
dérobée jusqu'au presbytère, et
d'accuser ensuite les renards de ce larcin. Ç'avait
même été bon, une nuit où le
vieux s'était levé,
réveillé par leur babil d'amour sous le platane,
de deviner le vieil homme penché à la
fenêtre, épiant chaque mouvement de leurs ombres
sur le mur du jardin, grotesquement partagé entre la crainte
du scandale, celle d'un coup de feu, et l'envie de se venger. La seule
chose qu'Aphrodissia eût à reprocher à
Kostis, c'était précisément le meurtre
de ce vieillard, qui servait malgré lui de couverture
à leurs amours.
Depuis son veuvage, personne n'avait soupçonné
les rendez-vous dangereux donnés à Kostis pendant
les nuits sans lune, de sorte qu'au plat de sa joie avait
manqué le piment d'un spectateur. Quand les yeux
méfiants des matrones s'étaient posés
sur la taille alourdie de la jeune femme, elles s'étaient
tout au plus imaginé que la veuve du pope s'était
laissé séduire par un marchand ambulant, par un
ouvrier de ferme, comme si ces gens-là étaient de
ceux avec qui Aphrodissia eût consenti à coucher.
Et il avait fallu accepter avec joie ces soupçons humiliants
et ravaler son orgueil avec plus de soin encore qu'elle retenait ses
nausées. Et lorsqu'elles l'avaient revue quelques semaines
plus tard, le ventre plat sous ses jupons lâches, toutes
s'étaient demandé ce qu'Aphrodissia avait bien pu
faire pour se débarrasser si facilement de son fardeau.
Personne ne s'était douté que la visite au
sanctuaire de Saint-Loukas n'était qu'un
prétexte, et qu'Aphrodissia était
restée terrée à quelques lieues du
village, dans la cabane de la mère du pope qui consentait
maintenant à cuire le pain de Kostis et à
raccommoder sa veste. Ce n'était pas que la
Très-Vieille eût le coeur tendre, mais Kostis
l'approvisionnait d'eau-de-vie, et puis, elle aussi, dans sa jeunesse,
elle avait aimé l'amour. Et c'était là
que l'enfant était venu au monde, et qu'il avait fallu
l'étouffer entre deux paillasses, faible et nu comme un
chaton nouveau-né, sans avoir pris la peine de le laver
après sa naissance.
Enfin, il y avait eu l'assassinat du maire par un des compagnons de
Kostis, et les maigres mains de l'homme aimé
serrées de plus en plus hargneusement sur son vieux fusil de
chasse, et ces trois jours et ces trois nuits où le soleil
semblait se lever et se coucher dans le sang. Et ce soir, tout finirait
par un feu de joie pour lequel les bidons d'essence étaient
déjà rassemblés à la porte
du cimetière; Kostis et ses compagnons seraient
traités comme ces charognes de mules qu'on arrose de
pétrole pour ne pas se donner la peine de les mettre en
terre, et il ne restait plus à Aphrodissia que quelques
heures de grand soleil et de solitude pour mener son deuil.
Elle souleva le loquet et sortit sur l'étroit terre-plein
qui la séparait du cimetière. Les corps
entassés gisaient contre le mur de pierres
sèches, mais Kostis n'était pas difficile
à reconnaître; il était le plus grand,
et elle l'avait aimé. Un paysan avide lui avait
enlevé son gilet pour s'en parer le dimanche; des mouches
collaient déjà aux pleurs de sang des
paupières; il était quasi nu. Deux ou
trois chiens léchaient sur le sol des traces noires, puis,
pantelants, retournaient se coucher dans une mince bande d'ombre. Le
soir, à l'heure où le soleil devient inoffensif,
de petits groupes de femmes commenceraient à s'assembler sur
cette étroite terrasse; elles examineraient la verrue que
Kostis portait entre les deux épaules. Des hommes
à coups de pied retourneraient le cadavre pour imbiber
d'essence le peu de vêtements qu'on lui avait
laissé; on déboucherait les bidons avec la grosse
joie de vendangeurs débondant un fût. Aphrodissia
toucha la manche déchirée de la chemise qu'elle
avait cousue de ses propres mains pour l'offrir à Kostis en
guise de cadeau de Pâques, et reconnut soudain son nom
gravé par Kostaki au creux du bras gauche. Si d'autres yeux
que les siens tombaient sur ces lettres maladroitement
tracées en pleine peau, la vérité
illuminerait brusquement leurs esprits comme les flammes de l'essence
commençant à danser sur le mur du
cimetière. Elle se vit lapidée, ensevelie sous
les pierres. Elle ne pouvait pourtant pas arracher ce bras qui
l'accusait avec tant de tendresse, ou chauffer des fers pour
oblitérer ces marques qui la perdaient. Elle ne pouvait
pourtant pas infliger une blessure à ce corps qui avait
déjà tant saigné.
Les couronnes de fer-blanc qui encombraient la tombe du pope
Étienne miroitaient de l'autre côté du
mur bas de l'enclos consacré, et ce monticule
bossué lui rappela brusquement le ventre adipeux du
vieillard. Après son veuvage, on avait
relégué la veuve du défunt pope dans
cette cahute à deux pas du cimetière: elle ne se
plaignait pas de vivre dans ce lieu isolé où ne
poussaient que des tombes, car parfois Kostis avait pu s'aventurer
à la nuit tombée sur cette route où ne
passait personne de vivant, et le fossoyeur qui habitait la maison
voisine était sourd comme un mort. La fosse du pope
Étienne n'était séparée de
la cahute que par le mur du cimetière, et ils avaient eu
l'impression de continuer leurs caresses à la barbe
du fantôme. Aujourd'hui, cette même solitude allait
permettre à Aphrodissia de réaliser un projet
digne de sa vie de stratagèmes et d'imprudences, et,
poussant la barrière de bois éclatée
par le soleil, elle s'empara de la pelle et de la pioche du fossoyeur.
La terre était sèche et dure, et la sueur
d'Aphrodissia coulait plus abondante que n'avaient
été ses larmes. De temps à autre, la
pelle sonnait sur une pierre, mais ce bruit dans ce lieu
désert n'alerterait personne, et le village tout entier
dormait après avoir mangé. Enfin, elle entendit
sous la pioche le son sec du vieux bois, et la bière du pope
Étienne, plus fragile qu'une table de guitare, se fendit
sous la poussée, révélant le peu d'os
et de chasuble fripée qui restaient du vieillard.
Aphrodissia fit de ces débris un tas qu'elle repoussa
soigneusement dans un coin du cercueil et traîna par les
aisselles le corps de Kostis vers la fosse. L'amant de jadis
dépassait le mari de toute la tête, mais le
cercueil serait assez grand pour Kostis décapité.
Aphrodissia referma le couvercle, entassa à nouveau la terre
sur la tombe, recouvrit le monticule fraîchement
remué à l'aide des couronnes achetées
jadis à Athènes aux frais des paroissiens,
égalisa la poussière du sentier où
elle avait traîné son mort. Un corps manquait
maintenant au monceau qui gisait à l'entrée du
cimetière, mais les paysans n'allaient pourtant pas fouiller
dans toutes les tombes afin de le retrouver.
Elle s'assit toute haletante et se releva presque aussitôt,
car elle avait pris goût à sa besogne
d'ensevelisseuse. La tête de Kostis était encore
là-haut, exposée aux insultes, piquée
sur une fourche à l'endroit où le village
cède la place aux rochers et au ciel. Rien
n'était fini tant qu'elle n'avait pas terminé son
rite de funérailles, et il fallait se
hâter de profiter des heures chaudes où les gens
barricadés dans leurs maisons dorment, comptent
leurs drachmes, font l'amour et laissent au-dehors la place libre au
soleil.
Contournant le village, elle prit pour monter au sommet le raidillon le
moins fréquenté. De maigres chiens somnolaient
dans l'ombre étroite des seuils; Aphrodissia leur
lançait un coup de pied en passant, dépensant sur
eux la rancune qu'elle ne pouvait assouvir sur leurs maîtres.
Puis, comme l'une de ces bêtes se levait toute
hérissée, avec un long gémissement,
elle dut s'arrêter un instant pour l'apaiser à
force de flatteries et de caresses. L'air brûlait comme un
fer porté au blanc, et Aphrodissia ramena son
châle sur son front, car il ne s'agissait pas de tomber
foudroyée avant d'avoir terminé sa
tâche.
Le sentier débouchait enfin sur une esplanade blanche et
ronde. Plus haut, il n'y avait que de grands rochers creusés
de cavernes où ne se risquaient que des
désespérés comme Kostis, et
d'où les étrangers s'entendaient rappeler par la
voix âpre des paysans dès qu'ils faisaient mine de
s'y aventurer. Plus haut encore, il n'y avait que les aigles et le
ciel, dont les aigles seuls savent les pistes. Les cinq têtes
de Kostis et de ses compagnons faisaient sur leurs fourches les
différentes grimaces que peuvent faire des morts. Kostis
serrait les lèvres comme s'il méditait un
problème qu'il n'avait pas eu le temps de
résoudre dans la vie, tel que l'achat d'un cheval ou la
rançon d'une nouvelle capture, et, seul d'entre ses amis, la
mort ne l'avait pas beaucoup changé, car il avait toujours
été naturellement très pâle.
Aphrodissia saisit la tête qui s'enleva avec un bruit de soie
qu'on déchire. Elle se proposait de la cacher chez elle,
sous le sol de la cuisine, ou peut-être dans une caverne dont
elle seule avait le secret, et elle caressait ce débris en
lui assurant qu'ils étaient sauvés.
Elle alla s'asseoir sous le platane qui poussait en contrebas de la
place, dans le terrain du fermier Basile. Sous ses pieds, les rochers
dévalaient rapidement vers la plaine, et les
forêts tapissant la terre faisaient de loin l'effet de
mousses minuscules. Tout au fond, on apercevait la mer entre deux
lèvres de la montagne, et Aphrodissia se disait que si elle
avait pu décider Kostis à s'enfuir sur ces
vagues, elle ne serait pas obligée de dodeliner en ce
moment sur ses genoux une tête striée de sang. Ses
lamentations, contenues depuis l'origine de son malheur,
éclatèrent en sanglots
véhéments comme ceux des pleureuses de
funérailles, et les coudes aux genoux, les mains
appuyées contre ses joues humides, elle laissait couler ses
larmes sur le visage du mort.
- Holà, voleuse, veuve de prêtre, qu'est-ce que tu
fais dans mon verger?
Le vieux Basile, armé d'une serpe et d'un bâton,
se penchait au haut de la route, et son air de méfiance et
de fureur ne parvenait qu'à le rendre encore plus pareil
à un épouvantail. Aphrodissia se leva d'un bond,
couvrant la tête de son tablier :
- Je ne t'ai volé qu'un peu d'ombre, Oncle Basile, un peu
d'ombre pour me rafraîchir le front.
- Qu'est-ce que tu caches dans ton tablier, voleuse, veuve de rien? Une
citrouille? Une pastèque?
- Je suis pauvre, Oncle Basile, et je n'ai pris qu'une
pastèque bien rouge. Rien qu'une pastèque rouge
avec des grains noirs au fond.
-Montre-moi ça, menteuse, espèce de taupe noire,
et rends-moi ce que tu m'as volé...(à suivre...)