Fond d'écran

Balthazar avait acheté son téléphone portable dans une minuscule boutique pour une poignée d'euros. Toutes options: photo, vidéo, visiophonie, Net, écran large, des pixels et une mémoire à faire pâlir un ordinateur de bureau ou une PS 2. Même pas besoin de changer de forfait et de numéro. Il n'était pas parvenu à donner un âge au vendeur, l'homme aux cheveux blancs et tirés en queue-de-che­val qui le lui avait vendu. La boutique elle-­même lui avait paru bizarre, vitrine opaque, enseigne illisible, une sorte d'antre obscur et froid où on ne s'attendait vraiment pas à trou­ver les derniers-nés de la technologie cellu­laire. Une affichette rouge vif :

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l'avait incité à pousser une porte qu'il n'aurait même pas remarquée en d'autres circonstances.
Le vendeur avait remplacé la carte SIM et appelé le fixe de la boutique pour vérifier que l'appareil fonctionnait correctement. En tendant le billet de vingt euros, Balthazar s'était demandé une dernière fois où était l'arnaque, puis, comme il avait gardé son ancien appareil, il avait estimé qu'il ne risquait pas grand-chose, la moitié de son argent de poche mensuel.
Il s'assit sur un escalier et joua un long moment avec les touches, les options et les son­neries du téléphone, histoire de bien se le mettre en main, avant de songer à appeler son premier interlocuteur.
Une interlocutrice, en fait: Tania, la fille qu'il draguait depuis deux mois et qui, jusqu'alors, avait toujours refusé de sortir avec lui. Peut-être qu'elle le regarderait d'un autre oeil avec son jouet flambant neuf. Tania, comme beaucoup de filles, était accro à la mode, à la nouveauté.
Il composa le numéro, pas besoin de le saisir dans le répertoire, il le connaissait par coeur. Elle laissa passer quatre sonneries avant de répondre (elle aimait bien la chanson d'Amel qu'elle avait choisie pour sonnerie).
-Salut, c'est moi, Balthazar.
-Ah...
-J'ai un nouveau portable qui déchire. Attends, j'me mets en visio...
Il brancha le micro et plaça le téléphone une quarantaine de centimètres devant son visage.
-Tu me vois?
-Ben ouais. J'connais déjà ta tronche, remarque.
-La tienne aussi, j'la connais, mais j'ai­merais quand même bien la voir.
Soupir agacé à l'autre bout.
-Si tu veux...
Victoire: la frimousse de Tania apparut sur l'écran de Balthazar au bout de quelques se­condes. Sourire un peu forcé, cheveux bruns et raides, yeux en amande, peau dorée, toujours aussi jolie.
La communication s'interrompit tout à coup. Balthazar n'entendit plus la voix ni la respiration de sa correspondante. Le fond d'écran de son portable (Vegeta : ringard, faudra le changer) supplanta l'adorable visage de Tania.
Merde, problème de réseau, dire qu'il l'avait presque pécho...
Il recomposa le numéro, tomba cette fois sur sa boîte vocale. Elle avait sans doute oublié de recharger son appareil. Ah, les filles.
Tania ne vint pas à l'école le lendemain. Ni le jour suivant. Le lundi matin, deux flics, un homme et une femme, entrèrent dans la classe pour demander aux élèves s'ils avaient des informations au sujet de leur camarade: elle avait disparu le jeudi de la semaine dernière sans laisser de traces ni donner de nouvelles à ses parents. Bouleversé, Balthazar ne son­gea pas à leur dire qu'il l'avait eue au téléphone et qu'il n'avait rien remarqué d'anormal.
Il tenta de la joindre à la première récré, tomba encore une fois sur la boîte vocale, se traita de crétin: les parents de Tania et les flics y avaient déjà pensé, évidemment. Puis, alors qu'il consultait les fonds d'écran pour remplacer Vegeta (Dragon Ball Z, c'est vraiment pour les nazes, avaient ricané deux copains de la classe), une image le sidéra.

Le pétrifia.

Le visage de Tania. Pas le visage mignon et souriant qu'il avait entrevu la dernière fois, non, un visage horrifié, les yeux écarquillés par l'épouvante, la bouche grande ouverte.
Comment... comment cette image était-elle arrivée là? Est-ce que le téléphone prenait automatiquement des photos des correspondants pour les enregistrer dans les réglages Fonds d'écran? Possible, et même probable, la technologie progressait sans cesse. Mais ça n'expliquait pas la terreur apparente de Tania. Balthazar en conclut que quelqu'un l'avait enlevée ou frappée pendant qu'ils parlaient et que le téléphone l'avait mémorisée à ce moment-là.
Il hésita à prévenir les flics. D'abord, il n'était pas certain que ses révélations feraient avancer l'enquête, ensuite les flics lui flan­quaient une frousse de tous les diables avec leurs regards lasers et leurs questions en rafale, de vraies mitraillettes. À la place de Vegeta, choisit Kartmann, le personnage rondouillard et mal embouché du dessin animé South Park.
Le soir, comme il mourait d'envie de s'amuser avec son téléphone, il appela Émilie, une copine (il lui restait une heure et trois minutes de forfait). Moins jolie que Tania, un peu boulotte, mais sympa et rigolote. Son principal défaut: elle n'avait pas de portable dernier cri, on ne pouvait échanger avec elle que des bavardages. Alors il prétexta un ordre de ses parents pour raccrocher et se rabattre sur Timothée, un mec de la classe qu'il n'aimait pas beaucoup, un frimeur toujours sapé à la dernière mode.
-Salut, c'est Balthazar.
-Qu'est-ce que tu veux?
-J'ai un nouveau portable...
-J'l'ai vu. Pas mal. Et alors?
-J'voulais vérifier un truc pour la visio...
-D'accord. Envoie-moi ta tronche, j't'en­voie la mienne. »
Balthazar ne regrettait pas son investissement: il pénétrait dans un cercle où il n'aurait jamais été admis auparavant, le cercle des élus de la technologie.
La tête de Timothée apparut sur l'écran.
-Tu me...
Il n'eut pas le temps de finir sa phrase. La communication s'interrompit, son visage s'ef­faça et fut aussitôt remplacé par Kartmann, figé et rondouillard. Balthazar resta un moment glacé d'effroi sur son lit avant de rap­peler Timothée. Ce fut la boîte vocale de ce dernier qui lui répondit. Deuxième fois qu'il essayait la fonction visio, deuxième fois qu'ils étaient coupés. Décidément. Son téléphone avait peut-être un défaut ; pas étonnant, vu son prix.
Et si...
Fébrile tout à coup, Balthazar compulsa les fonds d'écran. Pressa la touche de défilement des images. Découvrit, à côté de Tania, le visage de Timothée. Épouvanté lui aussi, les yeux exorbités, la bouche tordue par une grimace.
Balthazar roula d'étranges pensées jus­qu'au coeur de la nuit, se résolut de prévenir ses parents, y renonça finalement : ils le croiraient fou, ils l'emmèneraient chez un docteur, ils le feraient enfermer peut-être. Il lui fallait d'abord savoir si Timothée serait présent aujourd'hui à l'école. Tout cela n'était sans doute qu'un truc de ouf, une coïncidence.
Mais Timothée ne vint pas à l'école ce jour-là. Ni le lendemain. Les policiers se présentèrent à nouveau dans la classe et commencèrent à interroger les élèves un à un. Balthazar fut parmi les premiers à passer. Il n'eut pas le courage d'avouer la vérité à l'homme et à la femme aux regards perçants qui le bombardaient de questions. Il bredouilla qu'il n'avait pas eu de nouvelles de Tania ni de Timothée avant leur disparition.
-Tu mens, siffla la femme flic. On a retrouvé leurs portables. C'est toi qu'ils ont appelé en dernier. Tous les deux.
Balthazar dut alors reconnaître qu'ils s'étaient parlé au téléphone, mais pas longtemps. Les policiers demandèrent à voir son téléphone, le lui rendirent après avoir constaté que les appels correspondant aux numéros de Tania et Timothée n'avaient effectivement duré qu'une poignée de secondes. Puis ils le renvoyèrent en lui disant qu'il serait bientôt convoqué avec ses parents pour un deuxième interrogatoire.
Le soir, de retour à la maison, il dut raconter à sa mère, prévenue par l'école, la même chose qu'aux flics. Elle ouvrit des yeux si terrifiés qu'il se dépêcha de changer de sujet. Il lui confia qu'il avait acheté un nouveau portable avec son argent de poche.
Elle haussa les épaules.
-C'est ton argent, tu fais ce que tu veux avec. On va demain matin au commissariat. Tu ne sors pas de la maison en attendant, compris? Essaie de te souvenir exactement de ce que vous vous êtes raconté, Tania, Timothée et toi.
Une fois dans sa chambre, Balthazar s'allongea sur son lit. Il refusa d'abord de sortir son portable de la poche de son blouson. Il commençait à en avoir peur. Puis la curiosité l'emporta.
Une enveloppe jaune clignotait sur l'écran. Inquiet, Balthazar pressa la touche de validation, atterrit dans les messages reçus.
Expéditeur: 06 666 666 (un numéro spécial, de la pub sans doute). Bonjour. Urgent. Veuillez appuyer sur la touche OK.
Encore un de ces jeux débiles dont les publicistes saturaient les messageries et les boîtes électroniques. Balthazar poussa un soupir, obtempéra, arriva dans une rubrique intitulée: Mémoire cachée.

Une banque d'images. Elle ne contenait que des visages, jeunes pour la plupart. Des centaines. Tous exprimaient une peur atroce, indicible, comme surpris au moment de leur mort. Oppressé, Balthazar visionna les images jusqu'à ce qu'il découvre les visages de Tania et de Timothée. Il vérifia fébrilement les fonds d'écran, constata que Tania et Timothée ne s'y trouvaient plus, roula dans une profonde vague de panique.
L'enveloppe jaune, qui clignotait à nouveau sur l'écran, attira son attention.
Expéditeur: 06 666 666
Bonjour,
Vous avez été enregistré et placé dans la mémoire temporaire.
Vous n'avez pas besoin de recharger cet appareil.
Si vous l’abandonnez, le jetez ou tentez de le détruire, si vous essayez de retirer la carte SIM,
vous rejoindrez immédiatement les autres dans la mémoire cachée...

-Ça veut dire qu'ils sont... prisonniers? s'écria Balthazar. Morts? Que je serai comme eux?
Les larmes lui vinrent aux yeux.
... et vous y demeurerez jusqu'à la fin des temps. L’entreprise ReFNe vous remercie de votre collaboration.
Balthazar jeta le téléphone au pied de son lit comme il se serait débarrassé d'un serpent venimeux. L'appareil rebondit plusieurs fois sur le matelas avant d'atterrir doucement entre le bois et la couette. Il se mit à sonner. Ce n'était pas la sonnerie sélectionnée par Balthazar, mais un rire, horrible.