Né
en 1920, l'écrivain américain Ray Bradbury est
sans doute l'un des plus grands auteurs de science-fiction du XXe
siècle. Son roman Fahrenheit 451, écrit en
1955 et porté à l'écran par
François
TrufFaut en 1966, montre un
futur inquiétant dans lequel lire est devenu un crime
sévèrement réprimé par les
pompiers (en
anglais firemen, «hommes du
feu»),qui ont pour fonction de brûler tous les
livres. La
seule distraction
autorisée par le pouvoir est la
télévision, qui diffuse des feuilletons stupides
et des informations mensongères. Montag, un
pompier dissident, est recherché par la police pour avoir
désobéi aux ordres. Il fuit la ville et rejoint
par hasard un groupe d'opposants.
Dans cet extrait, Bradbury pose deux problèmes que le
siècle écoulé depuis la publication du
roman n'a fait que rendre plus cruciaux : celui de la manipulation de
l'information par l'image, et celui de la lente agonie du livre, peu
à peu supplanté par la
télévision...
[La chasse aux lecteurs]
Montag sortit de l'ombre.
« Tout va bien, reprit la voix. Vous êtes le
bienvenu.
»
Montag s'approcha lentement du feu et des cinq hommes
âgés
assis là, vêtus de pantalons et de blousons de
toile bleu
foncé ou de complets dans le même ton. Il ne
savait pas quoi
leur dire.
« Asseyez-vous, dit l'homme qui semblait être le
chef du
petit groupe. Un peu de café ? »
Il regarda le liquide noir et fumant couler dans une tasse en fer-blanc
rétractable qui lui fut immédiatement tendue.
Il se mit à
boire à petites gorgées prudentes et sentit qu'on
le regardait
avec curiosité. Il se brûlait les
lèvres, mais c'était
un délice. Les visages qui l'entouraient étaient
barbus,
mais ces barbes étaient propres, bien taillées,
et les mains
impeccables. Ils s'étaient levés comme pour
accueillir un
hôte, et voilà qu'ils se rasseyaient. Montag
sirota son café.
« Merci, dit-il. Merci beaucoup.
- Vous êtes le bienvenu, Montag. Je m'appelle Granger.
»
Il lui tendit une petite bouteille de liquide incolore.
« Buvez ça
aussi. Ça va changer l'indice chimique de votre
transpiration. Dans
une demi-heure, vous aurez l'odeur de deux autres personnes. Avec le
Robot
à vos trousses, le mieux est de faire cul sec. »
Montag absorba le liquide amer.
« Vous allez puer comme un lynx, mais c'est très
bien
ainsi, poursuivit Granger.
- Vous connaissez mon nom », observa Montag.
Granger désigna de la tête un poste de
télé
à piles posé près du feu.
« On a assisté à la chasse. On pensait
que vous
finiriez par suivre le fleuve côté sud. Quand on
vous a entendu
vous enfoncer dans la forêt comme un élan qui
aurait trop
bu, on ne s'est pas cachés comme on le fait d'habitude. On a
pensé
que vous étiez dans le fleuve, quand les
hélicoptères-caméras
ont obliqué vers la ville. Il y a là quelque
chose de bizarre.
La chasse continue. Mais du côté
opposé.
- Du côté opposé ?
- Jetons un coup d'oeil. »
Granger mit l'appareil en marche. L'image était un cauchemar
en miniature qui passa de main en main au milieu de la forêt,
un
vrombissement de couleurs et de mouvements. Une voix cria :
« La
chasse continue au nord de la ville ! Les
hélicoptères de
la police convergent sur l'avenue 87 et Elm Grove Park ! »
Granger hocha la tête.
« C'est de la poudre aux yeux. Vous
les avez semés au bord du fleuve. Ils n'arrivent pas
à l'admettre.
Ils savent qu'ils ne peuvent pas tenir le public en haleine plus
longtemps.
Le spectacle doit courir vers sa conclusion ! S'ils se mettaient
à
passer ce maudit fleuve au peigne fin, ça risquerait de
prendre
toute la nuit. Alors ils essaient de dénicher un bouc
émissaire
pour finir en beauté. Regardez. Ils vont attraper Montag
dans cinq
minutes !
- Mais comment...
- Regardez. »
La caméra à l'affût dans le ventre d'un
hélicoptère
plongeait maintenant sur une rue déserte.
« Vous voyez ? murmura Granger. Ce sera vous ; juste au bout
de cette rue se trouve notre victime. Vous voyez comment la
caméra
procède ? Elle plante le décor. Suspense. Plan
d'ensemble.
En ce moment, un pauvre diable est en train de faire un petit tour
à
pied. Une rareté. Un original. N'allez pas croire que la
police
n'est pas au courant des habitudes de ces drôles d'oiseaux,
ces types
qui se promènent le matin, comme ça, pour rien,
ou parce
qu'ils souffrent d'insomnie. En tout cas, il figure dans les fichiers
de
la police depuis des mois, des années. On ne sait jamais
quand ce
genre d'information peut se révéler utile. Et
aujourd'hui,
c'est le cas, elle tombe à pic. Ça permet de
sauver la face.
Oh, mon Dieu, regardez ! »
Les hommes assis auprès du feu se penchèrent en
avant.
Sur l'écran, un homme apparut au coin d'une rue. Le Limier
robot
s'élança dans le viseur. Les projecteurs de
l'hélicoptère
crachèrent une douzaine de colonnes lumineuses qui
formèrent
une cage tout autour de l'homme.
Une voix cria : « Voilà Montag ! Les recherches
sont terminées
! »
L'innocent s'immobilisa, ahuri, une cigarette allumée
à
la main. Il fixa de grands yeux sur le Limier, sans savoir ce que
c'était.
Il ne le sut vraisemblablement à aucun moment. Il leva les
yeux
vers le ciel et le hurlement des sirènes. Les
caméras piquèrent.
Le Limier bondit avec une synchronisation et un sens du tempo d'une
incroyable
beauté. Son aiguillon jaillit. Il resta un instant suspendu
dans
le vide, comme pour permettre à la foule des
téléspectateurs
d'apprécier le moindre détail, le regard
éperdu de
la victime, la rue vide, l'animal d'acier pareil à une balle
flairant
sa cible.
« Pas un geste, Montag ! » lança une
voix venue
du ciel.
La caméra s'abattit sur la victime en même temps
que le
Limier. Tous deux l'atteignirent simultanément. La victime
fut saisie
par le Limier et la caméra dans un énorme
étau de
pattes grêles.
Et l'homme de hurler. Et de hurler. Et de hurler !
Fondu au noir.
Silence.
Ténèbres.
Montag laissa échapper un cri et se détourna.
Silence.
Puis, alors que les hommes, le visage dépourvu d'expression,
demeuraient assis autour du feu, un présentateur
annonça
sur l'écran noir : « Les recherches sont
terminées,
Montag est mort ; un crime contre la société
vient d'être
vengé. »
Nuit noire.
« Nous allons maintenant vous emmener sous la coupole de
l'Hôtel
Lux pour une demi-heure de Juste avant l'aube, une émission
de...
»
Granger éteignit l'appareil.
« Ils n'ont pas montré nettement son visage. Vous
avez
remarqué ? Même vos meilleurs amis ne pourraient
affirmer
que c'était vous. Ils ont brouillé l'image juste
ce qu'il
faut pour laisser l'imagination prendre le relais. Nom de Dieu, dit-il
tout bas. Nom de Dieu. »
Sans rien dire, Montag se retourna et s'assit, les yeux
fixés
sur l'écran vide, tremblant de tous ses membres.
Granger lui posa une main sur le bras.
« Bienvenue à l'homme
revenu d'entre les morts. » Montag hocha la tête.
Granger poursuivit
:
« Autant faire connaissance à présent.
Voici Fred
Clement, ancien titulaire de la chaire Thomas Hardy à
Cambridge
avant que cette université ne devienne une école
d'ingénieurs
atomistes. Là, vous avez le docteur Simmons, de l'U.C.L.A.,
spécialiste
d'Ortega y Gasset ; là, le professeur West, à qui
l'on doit
des travaux non négligeables dans le domaine de la morale,
une discipline
devenue bien archaïque, pour le compte de
l'université de Columbia
; là, le révérend Padover, qui a
donné quelques
conférences il y a une trentaine d'années et a
perdu ses
ouailles de dimanche en dimanche en raison de ses opinions.
Ça fait
maintenant un certain temps qu'il traîne avec nous.
Moi-même
enfin . j'ai écrit un livre intitulé Les Doigts
dans le gant,
du bon rapport entre l'individu et la société, et
voilà
où j'en suis ! Bienvenue, Montag !
- Je ne suis pas de votre monde, finit par dire lentement Montag. Je
n'ai jamais été qu'un imbécile.
- Nous avons l'habitude. Nous avons tous commis le genre d'erreur qui
ne pardonne pas, sinon nous ne serions pas là. Quand nous
étions
isolés, nous n'avions que la colère. J'ai
frappé un
pompier venu brûler ma bibliothèque il y a des
années.
Depuis, je suis en cavale. Vous voulez vous joindre
à nous, Montag
?
- Oui.
- Qu'avez-vous à offrir ?
- Rien. Je pensais avoir une partie du livre de
l'Ecclésiaste
et peut-être un peu de l'Apocalypse, mais j'ai tout perdu.
- Le livre de l'Ecclésiaste serait parfait. Où
était-il
- Ici, fit Montag en se touchant le front.
- Ah. »
Granger sourit et hocha la tête.
« Qu'est-ce qui ne va pas ? Ce n'est pas bien ?
s'inquiéta
Montag.
- Au contraire ; tout va pour le mieux ! » Granger se tourna
vers le révérend. « Avons-nous un livre
de l'Ecclésiaste
?
- Un seul. Un dénommé Harris, de Youngstown.
- Montag. »
La main de Granger se referma sur son épaule.
« Faites attention où vous marchez. Veillez
à votre
santé. S'il devait arriver quoi que ce soit à
Harris, vous
êtes le livre de l'Ecclésiaste. Voyez quelle
importance vous
venez de prendre en un instant !
- Mais j'ai tout oublié !
- Non, rien n'est perdu à jamais. Nous avons les moyens de
vous
dégripper.
- Mais j'ai essayé de me souvenir !
- N'essayez pas. Ça vous reviendra quand le besoin s'en fera
sentir. On a tous une mémoire visuelle, mais on passe sa vie
à
apprendre à refouler ce qui s'y trouve. Simmons, ici
présent,
a travaillé vingt ans sur la question, et nous
possédons
à présent la méthode pour nous
souvenir de tout ce
qui a été lu une seule fois. Aimeriez-vous lire
un jour
La
République de Platon, Montag ?
- Bien sûr !
- Je suis
La
République de Platon. Ça vous
plairait de
lire Marc Aurèle ? M. Simmons est Marc
Aurèle. »