Dans
cette nouvelle écrite en 1958, Robert Sheckley, auteur
américain né en 1928, montre la violence comme un
ingrédient indispensable au succès d'un jeu
télévisé, puisque les candidats
risquent tout simplement leur vie en direct. Quant au rôle du
public, qui tient le destin des candidats entre ses mains, il est assez
proche de la réalité d'aujourd'hui : pour sauver
Jim Raeder, envoyez un message depuis votre
téléphone mobile en tapant I ...
Jim Raeder participe au Prix du danger,
un jeu
télévisé très populaire
présenté par Mike Terry. La règle du
jeu est
simple : il est pourchassé durant une semaine par des
tueurs, le
gang Thompson, qui veulent l'abattre. S'il survit, il gagne 200.000
dollars. Des caméras le suivent dans tous ses
déplacements, et le public peut intervenir pour l'aider...
ou
pour le dénoncer. Épuisé par la
traque, Raeder
s'endort dans le métro, alors qu'il ne lui reste que sept
heures
à tenir.
[...] Les paupières de Raeder se soulevèrent
brusquement.
II avait rêvé quelque chose... de
désagréable. Il ne pouvait pas se rappeler quoi.
Il referma les yeux et se remémora, avec quelque sur
prise, une époque où il ne courait aucun danger.
Cela remontait à deux ans. Jeune, sympathique et
taillé
en force, il travaillait en équipe avec un camionneur. Il
n'avait aucun talent. Il était trop modeste pour avoir des
ambitions.
Le petit camionneur au visage étroit en avait pour
lui.
«Pourquoi ne pas tenter ta chance dans un spectacle
de télévision, Jim? C'est ce que je ferais si
j'avais ta figure. On aime les types sympathiques qui sont des hommes
moyens sans grand-chose en poche. Tout le monde aime
les gens comme ça. Pourquoi ne pas essayer?
» ,
Il avait donc examiné la question. Le
propriétaire du magasin de télévisions
local lui avait fourni de plus amples détails.
"Voyez-vous, Jim, le public est las des athlètes bien
entraînés avec leurs réflexes parfaits
et leur
courage professionnel. Qui est-ce qui peut se faire de la bile pour des
gars comme ça? Qui peut s'identifier à eux? Les
gens
veulent voir des spectacles sensationnels, bien sûr. Mais pas
quand un type s'y taille un fromage' de cinquante mille par an.
Voilà pourquoi les sports organisés sont en
discrédit. Voilà pourquoi les
émissions à
suspense ont la grande vogue.
-Je comprends, dit Raeder.
- Il y a six ans, Jim, le Congrès a voté la Loi
sur le
suicide librement consenti. Ces vieux sénateurs ont beaucoup
parlé de libre arbitre et de déterminisme
personnel
à l'époque. Mais tout ça, c'est du
bidon. Vous
savez ce que signifiait cette loi, au fond? Que les amateurs pouvaient
risquer leur vie pour le gros lot, et plus seulement les
professionnels. Autrefois, il fallait être boxeur.
footballeur,
joueur de hockey patenté` si l'on voulait se faire assommer
légalement pour de l'argent. Mais maintenant, c'est une
chance
qui est à la portée de n'importe qui, de gens
comme vous,
Jim.
-Je comprends, dit à nouveau Raeder.
- C'est une chance exceptionnelle. Tenez, vous, par exemple. Vous
n'avez rien de supérieur aux autres. Ce que vous pouvez
faire, n'importe qui peut le faire à votre place. Vous
êtes ordinaire. Je crois que les émissions
à sus
pense vous engageraient.»
Raeder se laissa aller à rêver. Les
émissions de
télévision semblaient une voie sûre
vers la
richesse pour un jeune gars sympathique sans vocation ou qualification
particulière. Il écrivit à une
émission
nommée Hasard en joignant sa photo.
Hasard s'intéressa à lui. Le
réseau JBC fit
une enquête sur son compte et découvrit qu'il
était
suffisamment «homme de la rue» pour satisfaire le
plus
pointilleux des
téléspectateurs. On vérifia ses
tenants et
aboutissants familiaux et autres. Finalement il fut convoqué
à New York et interviewé par Mr. Moulian.
Moulian était sous pression, et il mâchait du
chewing-
gum en parlant.
«Vous ferez l'affaire, lança-t-il. Mais pas pour Hasard. Vous
paraîtrez dans Culbutes.
C'est une émission d'une demi-heure qui passe pendant la
journée en troisième chaîne.
- Magnifique, dit Raeder.
- Ne me remerciez pas. Il y a mille dollars pour vous si vous gagnez ou
si vous vous placez second, et un prix de consolation de cent dollars
si vous perdez. Mais ce n'est pas important.
- Non, monsieur.
- Culbutes est une émission mineure. Le
réseau JBC l'utilise comme terrain d'essai. Les gagnants en
première et seconde place de Culbutes sont
dirigés sur Crise. Les
cachets de Crise sont beaucoup plus
élevés.
- Oui, je sais, monsieur.
- Et si vous réussissez bien dans cette émission,
il y aura les émissions de premier ordre, comme Hasard
et
Périls sous-marins, qui sont diffusées
à l'échelon national et qui comportent
d'énormes cachets. Et là commence vraiment le
grand jeu. La progression dépend de vous.
-Je ferai de mon mieux, monsieur», répondit
Raeder.
Moulian s'interrompit un instant de mâcher son che
wing-gum pour déclarer d'un ton presque
révérencieux' :
«-Vous y arriverez, Jim. Rappelez-vous simplement ceci : Vous
êtes le peuple,
et le peuple
peut tout faire. »
La façon dont il dit ceci rendit pendant un instant Raeder
plein de compassion' pour Mr. Moulian, qui avait des cheveux noirs tout
frisés et des yeux en boule dc loto, et qui
n'était manifestement pas le peuple.
Ils se serrèrent la main. Puis Raeder signa un papier
dégageant la JBC de toute responsabilité au cas
où il per
drait sa vie, ses membres ou sa raison au cours de l'émis
sion. Et il signa un autre formulaire comme quoi il exerçait
ses droits reconnus par la Loi sur le Suicide libre
ent consenti. C'était requis par la Constitution et ce
n'était qu'une simple formalité..
Trois semaines plus tard, il parut dans Culbutes.
Le programme adoptait la forme classique des courses d'automobiles. Des
conducteurs inexpérimentés grimpaient dans de
puissantes voitures de compétition de marques
américaine et européenne et se
lançaient sur un parcours meurtrier de trente
kilomètres. Raeder tremblait de peur quand il poussa le
levier de change
ment de vitesse et démarra dans sa grosse Maserati.
La course fut un cauchemar hurlant de pneus sur-
chauffés. Raeder resta en arrière, laissant les
coureurs de tête s'écraser dans les tournants en
épingle à cheveux. Il se trouvait en
troisième position quand la Jaguar qui était
devant lui emboutit une Alfa-Romeo, les deux bolides filant en trombe
dans un champ labouré. Raeder tenta de gagner une place au
cours des six derniers kilomètres, mais ne
réussit pas à se forcer un passage. Une courbe en
S faillit avoir raison de lui, et il dut batailler avec son volant pour
rester sur la route, toujours en troisième place. Puis, le
vilebrequin' de la voiture de tête s'étant rompu
dans les cinquante derniers mètres, Jim finit second.
Il avait maintenant mille dollars devant lui. II reçut
quatre lettres d'admiratrices. Il fut invité à
paraître dans Crise.
Au contraire des autres émissions, Crise
n'avait pas un caractère compétitif, Son
programme
s'appuyait sur l'initiative individuelle. Raeder dut absorber des
tranquillisants. Il reprit ses esprits dans la carlingue d'un petit
avion qui volait grâce à son pilote automatique
à
trois mille mètres d'altitude. La,jauge indiquait que le
réser
voir était presque vide. Il n'avait pas de parachute. Il
était censé faire l'atterrissage.
Bien entendu, il n'avait jamais touché un manche
à balai auparavant.
Il expérimenta avec prudence les diverses manettes de
contrôle, se souvenant que le participant de la semaine
précédente s'était
réveillé dans un sous-marin, avait ouvert la
mauvaise valve et s'était noyé.
Des milliers de téléspectateurs,
fascinés, regardaient cet homme moyen, un homme comme eux,
se débattre comme eux-mêmes se
débattraient dans la même situa
tion. Jim Raeder, c'était eux. Tout ce qu'il pouvait faire,
eux pouvaient le faire. Il était l'incarnation du
peuple. Raeder réussit à se poser dans
un semblant d'atterrissage. I1 rebondit plusieurs fois, mais sa
ceinture tint bon.
Et le moteur, contrairement à ce qu'on pouvait attendre, ne
prit pas feu.
Il sortit en chancelant de la carlingue avec deux côtes
brisées, trois mille dollars et la chance, une fois
guéri, de participer à Torero.
Enfin une émission de premier ordre! Torero
donnait dix mille dollars. Tout ce qu'on avait à faire,
c'était tuer un taureau noir de Miura avec une
épée, comme un matador professionnel.
La corrida eut lieu à Madrid, les courses de taureaux
étant encore illégales aux États-Unis.
Elle fut retransmise par tous les émetteurs de
télévision du pays.
Raeder eut une bonne quadrilla. Elle avait pris en sympathie le grand
Américain aux mouvements lents.
Les picadors y allèrent franc-jeu avec leur lance dans leurs
tentatives pour fatiguer le taureau. Les banderille
ros tentèrent de lui user ses sabots avant de planter leurs
banderilles. Et le second matador, un natif d'Algésiras au
visage triste, fit de telles passes de cape que la bête man
qua se tordre le cou.
Tout cela terminé, c'est Jim Raeder qui se trouva dans
l'arène, agrippant maladroitement sa muleta' rouge de la
main gauche, une épée dans la droite, en face
d'un taureau noir aux grandes cornes, sanguinolent, dont la masse
pesait bien une tonne.
Quelqu'un cria :
-Vise les poumons, hombre! Ne joue pas au héros, vise les
poumons!
Mais Jim ne savait que ce que le conseiller technique de New York lui
avait dit : prendre son élan et plonger
l'épée entre les cornes.
Il prit son élan. La lame rebondit sur l'os, et le tau-
reau le rejeta par-dessus sa tête. Il se releva, miraculeuse
ment intact, prit une autre épée et
fonça entre les cornes, les yeux fermés. Le dieu
qui protège les fous et les enfants devait veiller, car
l'épée s'enfonça comme une aiguille
dans du beurre, et le taureau eut l'air surpris, le
dévisagea avec ahurissement et s'effondra comme un bal
lon dégonflé.
On versa dix mille dollars à Jim et sa clavicule
cassée
guérit en un rien de temps. Il reçut vingt-trois
lettres
d'admiratrices, y compris l'invitation passionnée d'une
demoiselle d'Atlantic City à laquelle il ne
répondit pas.
Et on lui demanda s'il voulait figurer dans une autre
émission.
Il avait perdu une partie de son innocence. Il se ren
dait parfaitement compte qu'il avait failli mourir pour de
l'argent de poche. La grosse somme était encore à
prendre. Il voulait maintenant effleurer la mort de près
pour un gain qui en vaudrait la peine.
Il parut donc dans Périls sous-marins,
que patronnait'
le Savon de la Belle Dame. Avec masque, réservoir d'oxy
gène, ceinture lestée, palmes et couteau, il
plongea dans les eaux tièdes de la mer des Caraïbes
avec quatre autres concurrents; tous étaient suivis par une
équipe de came
ramen à l'intérieur d'une cage. II s'agissait de
trouver et de remonter en surface un trésor caché
par le comman
ditaire de l'émission.
La plongée avec masque n'a rien de
particulièrement dangereux. Mais les organisateurs avaient
ajouté des fiori
tures pour l'agrément des spectateurs. La zone choisie
était jonchée de palourdes géantes, de
murènes, de requins de diverses espèces, de
poulpes géants, de coraux empoisonnés et autres
dangers des profondeurs.
Ce fut une compétition passionnante. Un Floridien`
découvrit le trésor dans une crevasse profonde,
mais une murène le découvrit à son
tour. Un autre plongeur s'em para du trésor, et un requin
s'empara du plongeur. La belle eau bleu-vert fut obscurcie par un nuage
de sang qui rend très bien sur les écrans de
télévision en cou
leurs. Le trésor coula au fond et Raeder plongea pour le
rattraper, se crevant du même coup un tympan. Il le
dégagea du corail, se débarrassa de sa ceinture
lestée et commença à remonter. A dix
mètres de la surface, il dut défendre le
trésor contre un autre plongeur.
Ils s'affrontèrent, couteau en main. L'homme frappa,
balafrant Raeder à la poitrine. Mais ce dernier, avec le
sang-froid d'un vieux concurrent, lâcha son couteau et
arracha le tube respiratoire de son adversaire.
Le tour était joué. Raeder fit surface et
présenta le trésor au bateau de surveillance.
C'était un paquet de Savon de la Belle Dame... «Le
Plus Précieux Trésor du Monde. »
Cela lui rapporta vingt-deux mille dollars en espèces et en
nature, trois cent huit lettres d'admiratrices, et une proposition
intéressante émanant d'une jeune fille de Miami,
qu'il ne trouva pas négligeable du tout. Il fut soi
gné gratuitement pour son coup de couteau et son tym
pan éclaté, et reçut des
piqûres, également gratuites, contre l'infection
coralienne.
Mais surtout, il fut invité à participer
à la plus impor
tante des émissions à sensation, Le
Prix du Danger.
Et c'est alors que la situation s'était
gâtée vraiment... Le métro
s'arrêta, le tirant en sursaut de sa rêverie.
Raeder repoussa son chapeau en arrière et remarqua, de
l'autre côté du wagon, un homme qui le
dévisageait en chuchotant quelque chose à une
femme corpulente.
L'avaient-ils reconnu?
II se leva dès que les portières s'ouvrirent et
jeta un coup d'oeil à sa montre. Il lui fallait tenir encore
cinq heures.
À la gare de Manhasset, il monta dans un taxi et dit au
chauffeur de le conduire à New Salem.
«New Salem? répéta le chauffeur en
l'examinant dans son rétroviseur.
- C'est cela. »
Le chauffeur tourna le bouton de sa radio :
«Course pour New Salem. Ouais, d'accord. New Salem.
»
Ils se mirent en route. Raeder fronça les sourcils. Il se
demandait si le chauffeur n'avait pas prévenu quelqu'un. Il
était parfaitement normal que les chauffeurs restent en
liaison avec leur compagnie, bien sûr. Mais quelque chose
dans l'intonation de l'homme...
« Déposez-moi ici », dit Raeder.
Il paya et se mit à marcher le long d'une étroite
route
de campagne qui serpentait entre des bois clairsemés. _-Les
arbres étaient trop petits et trop
éloignés les
uns des autres pour offrir un refuge. Raeder continua à
avancer
en quête d'une cachette.
Un gros camion approchait. Raeder ne ralentit pas l'allure mais
rabaissa simplement son chapeau sur ses yeux. Comme le camion
était tout proche, il entendit une voix qui sortait de sa
télévision de poche'. Elle criait: Attention!
Il se jeta dans le fossé. Le camion surgit, le manquantde
peu,
et s'arrêta dans un crissement de pneus. Le conducteur
s'exclama:
« Par là, par là! Tire, Harry, tire!
»
Des balles sectionnèrent les feuilles des arbres entre
lesquels Raeder s'enfonçait en courant.
« C'est
arrivé encore une fois! s'exclamait Mike Terry
d'une voix rendue suraiguë par l'énervement. Je
crains que Jim Raeder ne se laisse tromper par un faux-semblant de
sécurité. Il ne faut pas, Jim! Votre vie est en
jeu !Des
tueurs vous traquent! Soyez prudent, Jim. Vous devez encore tenir
quatre heures et demie! »
Le conducteur du camion disait :
«Claude, Harry, faites le tour avec la bagnole. Nous l'avons
coincé.
- Ils vous ont
coincé, Jim Raeder! cria Mike Terry. Mais
ils ne vous ont pas encore abattu! Et vous pouvez remercier
le
Bon Samaritain Susy Peters, du 12 El Street, South Orange, New Jersey,
à qui vous devez ce cri d'avertissement lorsque le camion,
fonçait sur vous. Nous ferons monter la petite
Susy sur
scène dans un instant... Regardez, mes amis,
l'hélicoptère de notre studio est
arrivé sur
place. Vous pouvez voir maintenant Raeder qui court tandis que les
tueurs lancés à sa poursuite commencent
à
l'encercler... »
Raeder parcourut une centaine de mètres à travers
bois et
aboutit sur une route nationale au-delà de laquelle il y
avait
une forêt. L'un des tueurs surgissait au trot sur ses talons.
Le
camion avait pris un chemin trans-versal et se trouvait maintenant
à un kilomètre et demi, roulant à
bonne allure
dans sa direction.
Une voiture venait en sens inverse. Raeder bondit sur ; la route en
agitant frénétiquement les bras. La voiture
s'arrêta.
« Vite! cria la jeune femme blonde qui était au
volant. »
Raeder se précipita dans la voiture. La
conductrice tourna
sur les chapeaux de roue. Une balle traversa le pare-brise. La jeune
femme appuya à fond sur
l'accélérateur, manquant
de peu d'écraser le tueur solitaire qui se trouvait sur son
chemin.
La voiture fonça vers l'horizon avant que le camion
eût pu arriver à portée de tir.
Raeder se laissa aller contre le dossier de la banquette et ferma les
yeux. La jeune femme guettait l'apparition du camion dans le
rétroviseur tout en conduisant.
« Le miracle
s'est produit encore une fois! s'écria Mike
Terry d'une voix extatique. Jim
Raeder vient d'être arraché à la mort,
grâce
au Bon Samaritain Janice Morrow, du 433 Lexington Avenue, New York.
Gitv. Avez-vous jamais rien vu de pareil, mes amis ?De quelle
façon magistrale miss Morrom s'est lancée
à
travers une grêle de balles pour tirer fim Raeder de ce pas
mortel! Nous interrogerons tout à l'heure miss Morrow sur
ses
impressions. Maintenant, pendant que fim Raeder s'enfuit - vers le
salut peut-être, ou peut-être encore, vers un
nouveau
péril - nous avons une communication à vous faire
de la
part des organisateurs de ce programme. Ne quittez pas
l'écoute!
Jim doit tenir quatre heures et dix minutes avant d'être en
séeurit. Il peut se produire n'importe quoi!
- Bon, nous ne sommes plus sur les ondes, maintenant, dit
la jeune femme. Qu'est-ce que vous avez donc, Raeder?
- Hein ? » fit Raeder.
Elle avait une vingtaine d'années, l'air intelligent,
séduisant, inapprochable. Raeder remarqua qu'elle avaide
jolis
traits, un corps bien fait. Et aussi qu'elle paraissaifurieuse.
«Mademoiselle, dit-il, je ne sais pas comment vous remercier
de...
- Pas de fleurs, répliqua Janice Morrow. Je ne suis
pas un Bon Samaritain. Je suis au service du réseau
JBC.
-Je suis sauvé par le programme!
-Bien déduit, dit-elle.
- Mais pourquoi?
-Ecoutez, Raeder, c'est une émission coûteuse. Il
faut que
nous donnions un bon spectacle. Si notre niveau baisse, nous nous
retrouverons tous dans la rue à vendre des sucettes. Et vous
ne
nous êtes d'aucune aide.
-Quoi? Pourquoi?
- Parce que vous êtes au-dessous de tout, rétorqua
amèrement la,jeune femme. Vous êtes un fiasco, une
nullité. Qu'est-ce que vous cherchez? A vous suicider? Vous
n'avez donc rien appris sur ce qu'il fallait faire pour survivre ?
-Je fais de mon mieux.
- Les Thompson auraient pu vous descendre une douzaine de fois
jusqu'à présent. Nous leur avions
recommandé d'y
aller doucement, de faire traîner les choses. Seulement on ne
peut pas rater indéfiniment une cible d'un mètre
quatre-vingts de haut. Les Thompson se montrent
compréhensifs,
mais ils ne peuvent tricher que jusqu'à un certain point. Si
je
n'étais pas intervenue, ils auraient
été
obligés de vous tuer - que l'émission soit en
cours ou
non. »
Raeder la dévisagea, étonné qu'une
fille aussi
charmante pût tenir ce genre de discours. Elle lui jeta un
coup
d'oeil rapide, puis regarda de nouveau la route.
«Ne m'examinez pas avec cet air-là, dit-elle.
C'est vous
qui avez choisi de risquer votre vie pour gagner de l'argent, mon
vieux. Et une jolie somme! Vous connais sez le règlement. Ne
jouez pas les petits garçons innocents qui se voient soudain
aux
prises avec le grand méchant loup. C'est un tout autre
scénario.
-Je sais.
- Si vous êtes incapable de vivre, tâchez au moins
de mourir en beauté.
-Vous ne parlez pas sérieusement? dit Raeder.
-N'en sovez pas si persuadé... Il reste encore
trois heures
quarante minutes avant que l'émission soit
terminée. Si
vous pouvez rester en vie, tant mieux. Le magot est à vous.
Mais
si vous n'y parvenez pas, essayez au moins d'en donner aux spectateurs
pour leur argent. »
Raeder inclina la tête sans cesser de la
contempler intensément.
«Dans quelques instants, les studios seront de nouveau
branchés sur nous. Jai des ennuis mécaniques, je
vous
abandonne. Les Thompson jouent franc jeu maintenant. Ils vous tuent
dès qu'ils en ont la possibilité, le plus vite
possible.
Compris?
-Oui, répondit Raeder. Si je m'en tire, est-ce que je
pourrai vous revoir un jour? »
Elle se mordit la lèvre avec colère.
«Est-ce que vous vous moquez de moi?
- Non. Je serais content de vous revoir. Cela ne vous ennuie pas?
»
Elle le dévisagea avec curiosité.
«Je n'en sais rien. Ne vous occupez pas de ça.
Nous allons
être remis sur les ondes. Je crois que le mieux pour vous,
c'est
de filer dans les bois à droite. Prêt?
- Oui. Où puis-je vous joindre? Je veux dire, une fois
l'émission finie.
-Oh! Raeder, vous n'écoutez pas. Traversez les bois
jusqu'à ce que vous arriviez à un ravin. Cela
vous
procurera toujours une cachette provisoire, bien que ce ne soit rien de
formidable.
- Où puis-je vous,joindre? répéta
Raeder.
-Je suis dans l'annuaire de Manhattan. (Elle arrêta la
voiture.) Allez-y, mon vieux, courez. »
Il ouvrit la portière.
«-Attendez. (Elle se pencha et l'embrassa sur 1a bouche.)
Bonne
chance, idiot. Téléphonez-moi si vous vous en
tirez.
»
II se retrouva courant à travers bois. [...]
[Raeder
reste un long moment caché dans le ravin, à se
remémorer ce qu'il a vécu depuis le
début du jeu.]
Raeder
réfléchissait, immobile dans
ses broussailles. Oui, le peuple l'avait aidé. Mais il avait
aussi aidé les tueurs.
Un frisson le parcourut. Il avait choisi, se rappela-t-il. Lui seul
était responsable. Le test psychologique l'avait
prouvé.
Mais tout de même, quelle était la part de
responsabilité des psychologues qui lui avaient fait subir
le
test? Et de Mike Terry qui offrait tant d'argent à un homme
pauvre? La société avait tressé la
corde et lui
avait passé le noeud coulant, et lui se pendait avec en
déclarant qu'il agissait librement.
A qui la faute?
«-aAha! cria quelqu'un. »
Raeder leva les yeux et vit un homme corpulent debout près
de
lui, vêtu d'une veste de tweed vovante. Il avait
des
jumelles accrochées au cou et une canne à la main.
«Monsieur, chuchota Raeder, je vous en prie, ne dites...
- Hé! appela le gros homme en désignant Raeder du
bout de sa canne. Le voilà!
Un fou, songea Raeder. Ce fichu imbécile doit
croire qu'il joue au rallye-paper.
- Ici, ici ! hurla l'homme. »
Un juron aux lèvres, Raeder se releva d'un bond et se mit
à courir. En sortant du ravin, il aperçut un
bâtiment blanc à une certaine distance. Il vira
dans cette
direction. Derrière lui, l'homme appelait toujours.
«Par là! Allons, espèce
d'imbéciles, vous ne le voyez ; donc pas?"
Les tueurs avaient recommencé à tirer. Raeder
courait,
trébuchant sur les inégalités de
terrain, et passa
devant trois enfants qui jouaient dans une hutte perchée sur
un
arbre.
"- Le voilà! hurlèrent les enfants. Le
voilà! »
Raeder gémit et continua à courir. Il atteignit
le perron
du bâtiment et s'aperçut que c'était
une
église. Au moment où il en ouvrait la porte, une
balle le
frappa derrière le genou gauche. Il tomba et rampa
à
l'intérieur de l'église.Dans sa poche, le
récepteur de télévision miniature
disait :
« Quelle
finale, mes amis,
quelle conclusion! Raeder a été
touché! Il est
blessé, mes amis, il rampe maintenant, il souffre, mais il
n'a
pas abandonné! Non, pas Jim Raeder! »
Raeder gisait près de l'autel. Il entendit la voix
empressée d'un enfant dire :
«Il est entré là, Mr. Thompson.
Dépêchez-vous, vous pouvez encore
l'attraper!»
Les églises n'étaient-elles pas
considérées
comme des lieux d'asile? se demanda Raeder.La porte se rabattit
brutalement et Raeder comprit que la coutume avait cessé
d'être respectée. Il banda ses muscles, fit en
rampant le
tour de l'autel et sortit par la porte de derrière.Il se
trouvait dans un vieux cimetière. Il rampa au milieu des
croix
et des étoiles, des dalles de marbre et de granit, des
tombes de
pierre et des rectangles jalonnés de piquets. Une balle
ricocha
sur une pierre tombale près de sa tête,
l'aspergeant de
débris. Il rampa jusqu'au bord d'une tombe
fraîchement
creusée.
Ils l'avaient accueilli, pensa-t-il. Tous ces braves gens bien normaux.
N'avaient-ils pas dit qu'il était leur
représentant?
N'avaient-ils pas juré de le protéger? Mais non,
ils le
haïssaient. Pourquoi ne s'en était il pas
rendu
compte? Leur héros, c'était le tueur cynique au
regard
froid, Thompson, Al Gapone, Billy le Kid...l'homme sans crainte et sans
espoir. Ils le vénéraient, cet implacable tueur
robot, et
aspiraient à recevoir son coup de pied en pleine figure.
Comme Raeder essayait de bouger, il glissa au fond de la tombe ouverte.
Étendu sur le dos, il leva les yeux vers le ciel bleu.
Soudain
une silhouette se profila au-dessus de lui, bloquant sa vision du ciel.
Du métal brilla. La silhouette visa lentement.
Et Raeder abandonna à jamais toute espérance.
"-HALTE, THOMPSON!
rugit la voix, amplifiée par le micro, de Mike
Terry.»
Le revolver trembla.
« Il est 5
heures une seconde! La semaine est terminée! JIM RAEDER A
GAGNÉ ! »
Un tonnerre d'acclamations se déchaîna dans le
studio.
Le gang Thompson, rassemblé autour de la tombe, avait l'air
morne.
«Il a
gagné, mes amis! Il a gagné! criait
Mike Terry. Regardez,
regardez bien votre écran! La police vient d'arriver Ils
emménent les Thompson loin de leur victime... cette victime
qu'ils n'ont pas réussi à tuer. Et cela
grâce
à vous, Bons Sarnaritains d'Amérique. Voyez, mes
amis,
des mains précautionneuses retirent Jim Raeder de la tornbe
creusée qui avait été son dernier
refuge. Le Bon
Sarnaritain Janice Morrow est là-bas. Serait-ce le
début
d'une idylle ? Jim paraît avoir perdu connaissance, mes amis,
on
lui administre un reconstituant. Il a gagne deux cent mille dollars!
Maintenant nous allons entendre quelques mots de Jim Raeder! »
Il y eut un court silence.
« C'est
bizarre, dit Mike Terry. Mes amis, je crains que Jim ne
puisse pas nous parler tout de suite. Les médecins
l'examinent. Une minute... »
Il y eut une interruption. Mike Terry s'épongea le front et
sourit.
« C'est la
tension nerveuse,
mes amis, la terrible tension nerveuse. Le médecin me dit...
Oui, mes amis, Jim Raeder n'est pas tout à fait
lui-même
pour l'instant. Mais ce n'est que temporaire! JBC va, faire appel aux
meilleurs psychiatres et psychanalystes du pays. Nous allons faire tout
ce qui est humainement possible pour ce courageux garçon..
Et
entièrement à nos frais. »
Mike Terry jeta un coup d'oeil à la pendule du studio.
«Votre temps
d'émission
est presque terminé, mes amis. Ne manquez pas notre
prochaine
grande émission à suspense. Et ne vous tourmentez
pas, je
sais sûr que très bientôt, Jim Raeder
sera de
nouveau des nôtres. »
Mike Terry sourit et adressa un clin d'oeil à l'assistance.
«Il doit
guérir, mes amis. Car nous sommes tous solidaires
de lui, n'est-ce pas ?»
Le Prix du danger
(1958), trad. Arlette Rosenblum.