1. 0'Brien : personnage important du roman, qui donne à
Winston l'impression de partager ses doutes sur le régime de
Big Brother.
Emmanuel Goldstein : à travers son portrait et la manière dont
il est traité par le régime de Big Brother, on reconnaît Léon
Trotski (18i9-1940), révolutionnaire russe que Staline lit assas-
siner.
rénégat : celui qui a renié son parti. Svnonvme de traître.
subséquents: qui suivent, qui résultent.
Hérésies : ici, doctrines contraires à celle du Parti.
Ourdissait : préparait.
Polysyllabique : comportant plusieurs syllabes; au sens figuré,
l'adjectif qualifie un discours composé de mots longs et com-
pliqués.
Novlangue: langue nouvelle mise au point par le Parti et
composée surtout de mots contractés. Selon Orwell, la
pauvreté du novlangue contribue à asservir l'esprit des
habitants d'Océania.
Boniment spécieux: accumulation de mensonges.
Estasia : autre bloc ennemi de l'Océania.
Dupes: personnes faciles à tromper.
Photophore: coupe décorative en verre destinée à recevoir une
bougie.
Bafoué: outragé, conspué.
Aversion: haine.
Saint Sébastien. : martyr chrétien qui fut percé de flèches en
raison de sa foi, mais survécut miraculeusement à ses blessures.
1984
Écrivain anglais, George Orwell (1903-1950) participe à la
guerre d'Espagne en 1936 aux côtés des anarchistes du
POUM (Parti ouvrier d'unification marxiste). À travers 1984,
un roman de science-fiction, et La Ferme des animaux, une
fable, il dénonce la dictature stalinienne qui, selon lui, a per
verti l'idéal communiste.
Dans 1984, écrit en 1950, il imagine un avenir bien
sombre pour le monde, divisé en blocs ennemis : Océania.
Eurasia et Estasia. Océania, bloc d'anciens pays englobant
l'Europe occidentale et les États-Unis, est dirigé par le dicta
teur Big Brother, «grand frère» en anglais, dont la moustache,
le culte de la personnalité qui lui est voué, et le surnom affec
tueux qui lui est donné évoquent Staline, le «petit père des
peuples». La télévision - qu'Orwell appelle «télécran » - joue
un rôle important dans la dictature qu'exerce Big Brother :
équipée de caméras et obligatoirement allumée dans tous les
foyers, elle permet d'espionner les citoyens chez eux. Elle
permet aussi de rassembler quotidiennement la population
devant un programme également obligatoire : les Deux
Minutes de la Haine. Winston, le héros du roman, s'interroge
bientôt sur cette société dans laquelle il vit...
O'Brien, à ce moment, regarda son bracelet-montre, vit qu'il
était près de onze heures et décida, de toute
évidence, de rester dans le Commissariat aux Archives
jusqu'à la fin des Deux Minutes de la Haine. Il prit une chaise
sur le même rang que Winston, deux places plus
loin. Une petite femme rousse, qui travaillait dans la cellule voisine
de celle de Winston, les séparait. La fille aux cheveux noirs
était assise immédiatement derrière eux.
Un instant plus tard, un horrible crissement, comme
celui de quelque monstrueuse machine tournant sans
huile, éclata dans le grand télécran du bout de la salle.
C'était un bruit à vous faire grincer des dents et à vous
hérisser les cheveux. La Haine avait commencé.
Comme d'habitude, le visage d'Emmanuel Goldstein, l'Ennemi du Peuple,
avait jailli sur l'écran. Il v eut des coups de sifflet
çà et là dans l'assistance. La petite femme rousse
jeta un cri de frayeur et de dégoût. Goldstein
était le renégat et le traître. II y avait
longtemps (combien de temps, personne ne le savait exactement) il avait
été l'un des meneurs du Parti presque au même titre
que Big Brother lui-même. Il s'était engagé dans
une activité contre-révolutionnaire, avait
été condamné à mort, s'était
mystérieusement échappé et avait disparu. Le
programme des Deux Minutes de la Haine variait d'un jour à
l'autre, mais il n'y en avait pas dans lequel Goldstein ne fût la
principale figure. II était le traître fondamental, le
premier profanateur de la pureté du Parti. Tous les crimes
subséquents contre le Parti, trahisons, actes de sabotage,
hérésies, déviations, jaillissaient directement
de son enseignement. Quelque part, on ne savait où, il vivait
encore et ourdissait des conspirations. Peut-être au-delà
des mers, sous la protection des maîtres étrangers qui le
payaient. Petit-être, comme on le murmurait par
fois, dans l'Océania même, en quelque lieu secret.
Le diaphragme de Winston s'était contracté. II ne pouvait
voir le visage de Goldstein sans éprouver un pénible
mélange d'émotions. C'était un mince visage de
juif, largement auréolé de cheveux blancs vaporeux, qui
portait une barbiche en forme de bouc, un visage intelligent et
pourtant méprisable par quelque chose qui lui
était propre, avec une sorte de sottise sénile dans le
long
nez mince sur lequel, près de l'extrémité,
était perchée une paire de lunettes. Ce visage
ressemblait à celui d'un mouton, et la voix, elle aussi,
était du genre bêlant. Goldstein débitait sa
venimeuse attaque habituelle contre les doctrines du Parti. Une attaque
si exagérée et si perverse qu'un enfant aurait pu la
percer à jour, et cependant juste assez plausible pour emplir
chacun de la crainte que d'autres, moins bien équilibrés,
pussent s'v laisser prendre. Goldstein insultait Big Brother,
dénon
çait la dictature du Parti, exigeait l'immédiate
conclusion de la paix avec l'Eurasia, défendait la
liberté de parler, la liberté de la presse, la
liberté de réunion, la liberté de pensée.
Il criait hvstériquement que la révolution avait
été trahie, et cela en un rapide discours polysyllabique
qui était une parodie du style habituel des orateurs du Parti et
comprenait même des mots novlangue, plus de mots novlangue
même qu'aucun orateur du Parti n'aurait normalement employés dans la vie réelle. Et pendant
ce temps, pour que personne ne pût douter de la
réalité de ce que recouvrait le boniment spécieux
de Goldstein, derrière sa tête, sur l'écran,
marchaient les colonnes sans fin de l'armée eurasienne, rang
après rang d'hommes à l'aspect robuste, aux visages
inexpressifs d'Asiatiques, qui venaient déboucher sur
l'écran et s'évanouissaient, pour
être immédiatement remplacés par d'autres
exactement semblables. Le sourd martèlement rythmé des
bottes des soldats formait l'arrière-plan de la voix
bêlante de Goldstein.
Avant les trente secondes de la Haine, la moitié des assistants
laissait échapper des exclamations de rage. Le visage de mouton
satisfait et la terrifiante puissance de l'armée eurasienne
étaient plus qu'on n'en pouvait supporter. Par ailleurs, voir
Goldstein, ou même penser à lui, produisait
automatiquement la crainte et la colère. II était un
objet de haine plus constant que l'Eurasia ou l'Estasia, puisque
lorsque l'Océania était en guerre avec une de ces
puissances, elle était généralement en paix avec
l'autre. Mais l'étrange était que, bien que Goldstein
fût haï et méprisé par tout le monde, bien que
tous les jours et un millier de fois par jour, sur les estrades, aux
télécrans, dans les journaux, dans les livres, ses
théories fuissent réfutées,
écrasées, ridiculisées, que leur pitoyable sottise
fût exposée aux regards de tous, en dépit de tout
cela, son influence ne semblait jamais diminuée. II y avait
toujours de nouvelles dupes qui attendaient d'être
séduites par lui. Pas un jour ne se passait que des espions et
des saboteurs à ses ordres ne fussent démasqués
par la Police de la Pensée. II commandait une grande
armée ténébreuse, un réseau clandestin de
conspirateurs qui se consacraient à la chute de l'État.
On croyait que cette armée s'appelait la Fraternité. Il y
avait aussi des histoires que l'on chuchotait à propos d'un
livre terrible, résumé de toutes les
hérésies, dont Goldstein était l'auteur, et qui
circulait clandestinement çà et là. Ce livre
n'avait pas de titre. Les gens s'y référaient, s'ils s'y
référaient jamais, en disant simplement le livre. Mais on
ne savait de telles choses que par de vagues rumeurs. Ni la
Fraternité, ni le livre, n'étaient des sujets qu'un
membre ordinaire du Parti mentionnerait s'il pouvait l'éviter.
A la seconde minute, la Haine tourna au délire. Les
gens sautaient sur place et criaient de toutes leurs forces
pour s'efforcer de couvrir le bêlement affolant qui venait de
l'écran. Même le lourd visage d'O'Brien était
rouge. Il était assis très droit sur sa chaise. Sa
puissante poitrine se
gonflait et se contractait comme pour résister à l'assaut
d'une vague. La petite femme aux cheveux roux avait tourné au
rose vif, et sa bouche s'ouvrait et se fermait comme celle d'un poisson
hors de l'eau. La fille brune qui était derrière Winston
criait : «Cochon! Cochon' Cochon' » Elle saisit soudain un
lourd dictionnaire novlangue et le lança sur l'écran. Il
atteignit le nez de Goldstein et rebondit. La voix continuait,
inexorable. Dans un moment de lucidité, Winston se vit criant
avec les autres et frappant violemment du talon contre les barreaux de
sa chaise. L'horrible, dans ces Deux Minutes de
la Haine, était, non qu'on fût obligé d'y jouer un
rôle, mais que l'on ne pouvait, au contraire, éviter de
s'y joindre. Au bout de trente secondes, toute feinte, toute
dérobade devenait inutile. Une hideuse extase, faite de frayeur
et de rancune, un désir de tuer, de torturer, d'écraser
des visages sous un marteau, semblait se répandre dans
l'assistance comme un courant électrique et transformer chacun,
même contre sa volonté, en un fou vociférant et
grimaçant.
Mais la rage que ressentait chacun était une émotion
abstraite, indirecte, que l'on pouvait tourner d'un objet
vers un autre comme la flamme d'un photophore. Ainsi,
à un moment, la haine qu'éprouvait Winston n'était pas
du tout dirigée contre Goldstein, mais contre Big mo
Brother, le Parti et la Police de la Pensée. A de tels ins
tants, son coeur allait au solitaire hérétique bafoué sur
l'écran, seul gardien de la vérité et du bon sens dans un
monde de mensonge. Pourtant, l'instant d'après, Winston
était de cœur avec les gens qui l'entouraient et tout ce
que l'on disait de Goldstein lui semblait vrai. Sa secrète
aversion contre Big Brother se changeait alors en adoration. Big Brother semblait s'élever, protecteur invincible
et sans frayeur dressé comme un roc contre les hordes
asiatiques. Goldstein, en dépit de son isolement, de son
impuissance et du doute qui planait sur son existence
même, semblait un sinistre enchantent capable, par le
seul pouvoir de sa voix, de briser la structure de la civili
sation.
On pouvait même, par moments, tourner le courant
de sa haine dans une direction ou une autre par un acte
volontaire. Par un violent effort analogue à celui par
lequel, dans un cauchemar, la tête s'arrache de l'oreiller,
Winston réussit soudain à transférer sa haine, du visage
qui était sur l'écran, à la fille aux cheveux noirs placée
derrière lui. De vivaces et splendides hallucinations lui
traversèrent rapidement l'esprit. Cette fille, il la fouettait
à mort avec une trique de caoutchouc. Il l'attachait nue à
un poteau et la criblait de flèches comme un saint
Sébastien II la violait. et, au moment de la jouissance, lui
coupait la gorge. Il réalisa alors, mieux qu'auparavant,
pour quelle raison, exactement, il la détestait. Il la détes
tait parce qu'elle était jeune, jolie et asexuée, parce qu'il
désirait coucher avec elle et qu'il ne le ferait jamais,
parce que autour de sa douce et souple taille qui semblait
appeler un bras, il n'y avait que l'odieuse ceinture rouge,
agressif symbole de chasteté.
La Haine était là, à son paroxysme. La voix de
Goldstein était devenue un véritable bêlement de mouton et, pour un instant, Goldstein devint un mouton.
Puis le visage de mouton se fondit en une silhouette da
soldat eurasien qui avança, puissant et terrible dans la
grondement de sa mitrailleuse et sembla jaillir de
l'écran, si bien que quelques personnes du premier rang
reculèrent sur leurs sièges. Mais au même instant, ce qui
provoqua chez tous un profond soupir de soulagement.
la figure hostile fut remplacée, en fondu, par le visage de
Big Brother, aux cheveux et à la moustache noirs, plein
de puissance et de calme mystérieux, et si large qu'il
occupa presque tout l'écran. Personne n'entendit ce que
disait Big Brother. C'étaient simplement quelques mots
d'encouragement, le genre de mots que l'on prononce
dans le fracas d'un combat. Ils ne sont pas précisément
distincts, mais ils restaurent la confiance par le fait même
qu'ils sont dits. Le visage de Big Brother disparut ensuite
et, à sa place, les trois slogans du Parti s'inscrivirent en
grosses majuscules :
LA GUERRE C'EST LA PAIX
LA LIBERTÉ C'EST L'ESCLAVAGE
L'IGNORANCE C'EST LA FORCE
Mais le visage de Big Brother sembla persister plu
sieurs secondes sur l'écran, comme si l'impression faite
sur les rétines était trop vive pour l'effacer immédiate
ment. La petite femme aux cheveux roux s'était jetée en
avant sur le dos d'une chaise. Avec un murmure tremblotant qui sonnait comme «Mon Sauveur», elle tendit
les bras vers l'écran. Puis elle cacha son visage dans ses
mains. Elle priait.
L'assistance fit alors éclater en choeur un chant pro
fond, rythmé et lent : B-B'.... B-B!... B-B!... - encore
et encore, très lentement, avec une longue pause entre le
premier «B» et le second. C'était un lourd murmure
sonore, curieusement sauvage, derrière lequel semblaient
retentir un bruit de pieds nus et un battement de tam-tams. Le chant
dura peut-être trente secondes. C'était un refrain que
l'on entendait souvent aux moments d'irrésistible
émotion. C'était en partie une sorte d'hymne à la
sagesse et à la majesté de Big Brother, mais
c'était, plus encore, un acte d'hypnose personnelle, un
étouffement délibéré de la conscience par
le rythme. Winston en avait froid au ventre. Pendant les Deux Minutes
de la Haine, il ne pouvait s'empêcher de partager le
délire général, mais ce chant sous-humain de
«B-B!... B-B!...» l'emplissait toujours d'horreur.
Naturellement il chantait avec les autres. Il était impossible
de faire autrement. Déguiser ses sentiments, maîtriser son
expression, faire ce que faisaient les antres étaient des
réactions instinctives. Mais il y avait une couple de secondes
durant lesquelles l'expression de ses yeux aurait pu le trahir. C'est
exactement à ce moment-là que la chose significative
arriva - si, en fait, elle était arrivée.