Jean
CIuzel, La
Télévision (2002)
Si,
comme l'enquête de l'INSEE l'a montré (p. 83 sq.),
il est possible d'être à la fois lecteur et
téléspectateur, peut-on accorder la
même valeur à la lecture et
à la télévision lorsqu'il s'agit
d'acquérir une culture, c'est-à-dire une
maîtrise raisonnée et approfondie de connaissances? S'approprie-t-on le
savoir de la même manière en lisant et en
regardant une émission? Pour jean Cluzel, la
réponse et claire : les deux démarches produisent
des résultats bien
différents...
[Un savoir éphémère]
Supposons que la
télévision offre des programmes
culturels de qualité, et qu'elle les donne en
quantité suffisante par rapport aux émissions
de pur divertissement. Pourrions-nous considérer alors que
la
télévision apporte vraiment quelque chose
à l'ensemble du public?
Devrions-nous donc la considérer comme le moyen d'un
réel enrichissement intellectuel? Pour qu'il en soit ainsi,
il faudrait que nous puissions assimiler ce qu'elle nous
présente. Or, que chacun fasse le bilan des centaines
d'heures passées devant un récepteur et
réfléchisse à ce qu'il a acquis dans
tel ou tel domaine : vie des animaux, histoire des dernières
décennies, cxuvres des
écrivains ou des artistes contemporains, etc. Il constate
alors qu'il n'en va pas ici comme des heures de lecture. La
télévi-
sion nous donne, en effet, l'impression de savoir parce qu'elle nous
laisse en mémoire quelques vives images qui nous reviennent
avec leur valeur émotive. La
télévision ne nous atteint donc pas au
même niveau mental que les livres. Quoi
d'étonnant, puisque l'audiovisuel n'est pas le conceptuel=!
Il v a loin de toute la richesse de données
instructives que la télévision nous apporte, jour
après jour, à la culture qu'on pourrait en
retirer si, chaque
fois, on assimilait quelque chose : il y a vraiment loin de la coupe
aux lèvres'.
Les images que la
télévision nous offre, non seulement à
travers ses programmes culturels, mais aussi
à travers les informations et les films, nous procurent une
certaine
ouverture d'esprit. La télévision a
singulièrement élargi les horizons de la
jeunesse. Aujourd'hui, les
enfants n'ont pas dix ans qu'ils ont déjà vu New
York, la muraille de Chine, des courses automobiles, des villes sous
les bombardements et des hommes sur la Lune. Rien ne peut plus les
étonner. Est-ce à dire
qu'ils savent tout? Ils ont tout vu, mais ils n'ont rien saisi. On
pourrait presque dire qu'ils sont parfois d'une
ignorance
encyclopédique.
Le fait mérite
réflexion. Comment, de tant
d'heures passées à voir tant de choses, peut-il
ne rester
que de si vagues traces dans les esprits? Et n'est-ce pas navrant de
penser que telle ou telle émission, qui semblait nous
présenter si bien un problème, soit, comme les
autres, tombée dans l'oubli? Quel savoir n'aurions-nous pas
si nous
avions retenu tout ce qui méritait d'être retenu
et quel dommage qu'en réalité presque tout nous
échappe! Que se passe-t-il donc? Il se passe que l'on voit
trop de choses et qu'on les voit trop vite. Comment les retiendrions-
nous? Pour empêcher que l'intérêt ne se
relâche, la télévision doit sans cesse
varier le spectacle. Elle nous donne tout juste
le temps d'être frappés par le
pittoresque des images qui défilent sous nos yeux; il est
impossible de nous en faire, comme l'on dit, une idée. Or,
c'est seulement l'idée - c'est-à-dire le
schéma
intellectuel élaboré par la perception
inelligente - qui nous permettrait de restituer plus tard tel ou tel
aspect des
choses vues, s'il est vrai que se souvenir n'est pas laisser une image
renaître automatiquement, mais, dans une large
mesure, reconstruire un objet de l'expérience
passée en
fonction des besoins présents.
Dira-t-on que certaines images
s'impriment comme
d'elles-mêmes dans notre mémoire? Il en existe, en
effet : celles qui ont impressionné notre
sensibilité et acquièrent ainsi une puissance
quasi obsessionnelle. La télévision nous en
laisse beaucoup dans l'esprit
- mais, quand elles nous reviennent, elles flottent comme des visions
isolées qui ne se rattachent à aucun
contexte. Elles n'ont rien de commun avec le souvenir que nous gardons
de ce que nous connaissons bien. Elles en diffèrent comme de
vieilles cartes postales diffèrent d'un livre
de géographie. Ce n'est pas avec de telles images que se
constitue une culture...
La
Télévision, ©
Flammarion
coll. "Dominos", 2002, pp 93-95